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AGNON

L'oeuvre de l'écrivain israélien Agnon, couronnée par le prix Nobel de littérature, en 1966, est l'une des plus représentatives de la littérature hébraïque moderne, dont elle incarne la prodigieuse aventure artistique et spirituelle. Rédigée, en effet, par un juif, né et élevé dans la Diaspora d'Europe orientale, mais qui s'installe très tôt en Terre sainte, cette oeuvre est caractérisée par deux efforts convergents de synthèse. L'un, formel, associe, aux trésors traditionnels et populaires de la prose juive, les ressources audacieuses et innovatrices de la langue hébraïque moderne, qui sera, à partir de 1948, la langue nationale de l'État d'Israël. À cet équilibre formel répond un harmonieux arbitrage entre le fonds religieux de la tradition juive et le patrimoine universel de l'humanité.

Agnon chante l'aventure contemporaine du peuple juif comme si l'aventure juive suffisait à rendre compte de celle de l?humanité entière. À ce titre, son oeuvre n'est pas seulement caractéristique de l'histoire littéraire juive et israélienne : elle témoigne, plus profondément, de l'esprit d'Israël, attaché simultanément à la Terre sainte qui lui est propre, et plus généralement, à la terre de tous les hommes.

Biographie et oeuvres

Samuel Joseph Tchatchkes est né, en 1888, à Buczacz, petite ville de Galicie, où ses parents étaient voisins de ceux de Sigmund Freud, et où la population juive, groupée en stettl , comme l'Europe orientale en connaît alors des dizaines de milliers, vit une existence entièrement rythmée par la prière, l'étude et les rites de la foi religieuse juive. À la différence de tant d'autres jeunes juifs du tournant des siècles, Samuel Joseph Tchatchkes ne connaît aucune révolte contre la tradition religieuse, à laquelle il restera fidèlement et minutieusement attaché toute sa vie durant. Mais il effectue sa " sortie du ghetto " par l'adoption de l'idéal sioniste qui l'amène, dès 1909, à l'âge de vingt et un ans, à s'installer en Palestine. La Première Guerre mondiale l'oblige à rentrer en Europe : ce seront dix années d'activité littéraire en Allemagne où Samuel Joseph Tchatchkes publie ses premiers récits en hébreu, adopte le nom de plume d'Agnon (qui fait écho au titre de sa première nouvelle : Agounot , " Les Abandonnées  ") et prend place rapidement parmi les écrivains d'avant-garde de la littérature hébraïque moderne. En 1924, c'est l'installation définitive en Terre sainte, à Jérusalem, dans le quartier de Talpiot, où Agnon habita jusqu'à sa mort, et où il a édifié, en près d'un demi-siècle, une oeuvre littéraire de vaste envergure.

L'édition des oeuvres complètes d'Agnon, réalisée par Schoken, à Jérusalem, en 1964, comporte huit volumes : I. Haknassat Kalla  (La Dot de la fiancée ), II. Élou va-élou  (Ceux-ci et ceux-là ), III. Al Kappot Hamanoul  (Sur le seuil ), IV. Oréah nata laloun  (L'Hôte d?une nuit ), V. Tmol shilshom  (Cela se passait hier ), VI. Samouk veniré  (Proche et Visible ), VII. Ad héna  (Jusqu'ici ), VIII. Haèsh vehaétsim  (Le Feu et le Bois ). Seuls les volumes I, IV et V constituent des romans complets. Les autres tomes ont accueilli des romans, des nouvelles, des récits, regroupés sous une dénomination choisie après coup par l'auteur. Il faut ajouter à ces huit volumes des récits publiés depuis 1964, des Anthologies  dans lesquelles Agnon a rassemblé et commenté des textes traditionnels relatifs aux grandes solennités de l'année juive : Yamin Noraim  (Les Jours redoutables ), Atem Reitem  (Vous êtes des témoins ), et de très nombreux textes de genres divers (romans, nouvelles, notes autobiographiques, correspondance) publiés depuis sa mort, en 1970, par les soins de sa fille Emouna Yaron.

Agnon est ainsi l'un des plus féconds parmi les romanciers, nouvellistes et anthologistes d'Israël. Les nombreux prix dont il a été successivement le lauréat (prix Bialik, 1934 ; prix Ussishkin, 1940 ; prix d'Israël, 1954 ; prix Nobel, 1966) ne récompensent pas seulement l'ampleur de son ?uvre, mais l'originalité de ses composantes, aussi remarquables par la forme que par le contenu.

Le judaïsme d'Agnon

La langue d'Agnon, sa prose hébraïque, toute pétrie de poésie, d?humour et parfois de notes graves et même tragiques, déroute le lecteur et décourage le traducteur, car plutôt qu'une littérature, elle paraît dériver d'une liturgie, la liturgie juive, avec ses réminiscences bibliques, talmudiques, aggadiques, hassidiques. Il faut une forte culture hébraïque, et aussi juive, pour pénétrer dans les nuances de cette oeuvre d'art, qui apparaît tout autant comme une oeuvre de piété, et dont la tonalité évoque la naïveté de l'artisan gravant un bois, la ferveur du copiste enluminant un manuscrit. Le folklore et l'érudition, l'araméen populaire et l'hébreu académique, la verve pétillante et l'oraison austère se côtoient chez Agnon, dont le style semble vouloir proclamer que l'âme religieuse juive n'a pas dit encore son dernier mot.

Confident et, serait-on tenté de dire, sourcier de l'ensemble de la tradition linguistique juive, Agnon l'est aussi de l'histoire juive, dont il rend compte, dans ses grands romans, avec le don d'émerveillement caractéristique de son style. Comme pour échapper toutefois au reproche de passéisme, Agnon ne refait pas l'histoire juive depuis les origines : il la saisit au début du XIXe siècle traçant donc une fresque du judaïsme moderne et contemporain, inséré dans le grand mouvement qui a fait basculer l'histoire juive de la Diaspora à l'État, et qui a conduit Agnon lui-même de Buczacz à Jérusalem.

C'est, en effet, autour de Buczacz, le stettl  natal d'Agnon, et de Jérusalem, son port d'arrivée, que s'inscrivent les intrigues romanesques imaginées par Agnon, comme autour de deux pôles où se regroupent la limaille des personnages, des situations, des thèmes, dont beaucoup se retrouvent d'un récit à l'autre, noyés parfois dans des poussières de micro-récits, véritables galaxies, éclairées et soutenues par les soleils intenses de Buczacz et de Jérusalem.

Les premiers romans d'Agnon, Vehaya héaqov lemishor  (Ce qui est tordu deviendra droit ) et Haknassat Kalla  ainsi que de très nombreuses nouvelles décrivent la vie de Buczacz (souvent désignée sous le nom de Shbosh) durant le XIXe siècle. Le réalisme et la poésie, la naïveté et l'ironie s'entrelacent autour de quelques héros gouailleurs et malchanceux, dont les aventures sont intégrées à la vie d'un peuple rythmant son existence joyeuse sur la loi de Dieu tout en buvant jusqu'à la lie les misères de l'exil. Entre les deux guerres mondiales, un voyage en Pologne fournit à Agnon l'argument d'un autre roman consacré à Buczacz, Oréah nata laloun  ; mais c'est un stettl  meurtri par la Première Guerre mondiale, vidé de ses raisons d'être, qu'évoque cette fresque, dont les traits sont tout en irréversible décadence. Enfin, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c'est aux morts de Buczacz, exterminés dans les chambres à gaz par les soldats du IIIe Reich, qu'Agnon consacre un dernier et pathétique adieu à Buczacz, dans certains des récits qui composent le dernier volume de ses oeuvres complètes : Haès vehaétsim (dont le titre fait allusion au thème du sacrifice et du martyre).

Mais, comme Agnon lui-même, des juifs ont depuis longtemps quitté Buczacz et ont réalisé leur alya,  leur " montée " en Israël. C'est l?histoire de cette alya  que décrit une série d'autres romans d'Agnon, dans lesquels Jérusalem remplace progressivement Buczacz sur la scène de l'histoire. Déjà le héros de Haknassat Kalla  finit par faire son alya , sa montée à Jérusalem. Mais dans Bilvav Yamim  (Au creux de l?océan ), c'est tout un groupe de juifs de Buczacz que des péripéties dramatiques et parfois burlesques amènent en Terre sainte. Enfin, Tmol Shilshom  est une vaste évocation des grandes heures héroïques de la deuxième alya , période s'échelonnant entre 1904 et 1914, durant laquelle des milliers de juifs d'Europe orientale, fuyant devant les pogroms, devant l'échec de la révolution russe de 1905, rompant les ponts, brûlant les vaisseaux, bravant la misère, la maladie, les fièvres paludéennes, font surgir des marais de Palestine les premiers champs cultivés par des mains juives depuis deux mille ans, les premiers quartiers de Tel-Aviv, les premiers kibboutsim, tout en tressant autour de Jérusalem une couronne de ferveur et de prières. Désormais, Jérusalem brille, dans l'oeuvre d'Agnon, comme un soleil lumineux. Jérusalem, ses murs, ses ruelles, ses hommes, ses enfants, ses femmes, merveilleuses de beauté et de sagesse, son histoire passée et présente : tout cela revient, en constante mélodie, dans les récits d'Agnon, qui est certainement l'un des plus experts et des plus émouvants chantres de Jérusalem

L'universalisme d'Agnon.

Sourcier et magicien de la langue et de l?âme hébraïques, Agnon ne reste toutefois ni prisonnier, ni dupe du microcosme juif dont il a su découvrir et décrire les charmes les plus secrets. À travers les héros, les récits et les thèmes d?un peuple particulier, l'oeuvre d'Agnon prétend délibérément évoquer l?homme et ses problèmes éternels. Elle y réussit d'ailleurs parfaitement, grâce à une virtuosité artistique, dont la technique est mise au point dès le premier récit et qui ne cesse de s?affiner et de s'affirmer jusqu?à conférer à l'oeuvre d'Agnon la portée largement universelle à laquelle le prix Nobel de littérature a légitimement rendu hommage.

L'un des aspects les plus visibles de cette technique réside évidemment dans le symbolisme des personnages et des situations qui dépasse résolument l'horizon provincialiste pour atteindre l'universel. Les grands romans d'Agnon ne sont pas de simples chroniques de l?épopée juive contemporaine. Ce sont des romans sociaux et réalistes, nés dans le terroir littéraire du Bildungsroman  de la tradition néo-romantique allemande ou de La Comédie humaine  de Balzac. Yudel-le-Hassid, Isaac Kumer, Sonia, autant de héros dont les psychologies et les aventures mènent du côté des Buddenbrocks  ou de César Birotteau.  Dans Haknassat Kalla  ou Tmol Shilshom , le provincialisme ne possède, comme chez Ramuz ou Selma Lagerlöf, qu'un caractère instrumental, l?essentiel se découvrant dans la thématique qui est, elle, d?envergure nettement universelle.

Deux thèmes, au moins, préoccupent Agnon d'une manière constante et souvent obsédante : le thème de l'amour et celui de la misère. Habillant d'amour et de misère les personnages juifs les plus divers, éparpillés dans le temps et dans l'espace, Agnon a su évoquer, à travers l'habit, la permanence émouvante des amours et des misères de l'humanité humble et déshéritée. Dina et Ben-Ouri, les héros de la première nouvelle d'Agnon, Agounot  (Les Abandonnées ), Myriam et Raphaël dans Aggadat Hasofer  (La Légende du scribe ), Hirschl et Bluma dans Sippour Pashout  (Un simple récit ), le médecin et Dina dans Harofé Ougeroushato  (Le Médecin et sa divorcée ), Jacob et Shoshana dans Shevouat Emounim  (Le Serment d?alliance ), autant de couples incarnant l'amour qui, pour Agnon, possède une sorte de dynamisme mystique et rédempteur, un peu comme dans le thème de Faust et de Marguerite. Les blessures, les séparations, les divorces, les catastrophes qu'Agnon connaît, analyse, décrit et conjure, sont, en fin de compte, récupérés, rédimés, rachetés, dépassés par l'invincible jeunesse de l'amour. Quant aux héros de la misère sociale, ils sont innombrables dans l'oeuvre d'Agnon, et se situent souvent du côté des Misérables  de Victor Hugo, dont l'univers rédemptionnel présente tant d'affinités avec le monde hassidique où Agnon campe ses héros. Mais c'est essentiellement la misère souriante, la naïveté réduite aux seules armes de l'humour qu'Agnon décrit dans ses romans, et les personnages qu'il fait vivre sont membres de la confrérie des grandes figures que Cervantes, La Fontaine, Cholem Aleikhem, Bertolt Brecht ont créées en littérature, Marc Chagall dans l'art, et Charlie Chaplin au cinéma.

Au-dedans de ce symbolisme des thèmes et des héros, il y a toutefois, chez Agnon, un symbolisme plus profond et plus diffus, dont la technique confère à l'ensemble de son oeuvre un caractère presque ésotérique. On a l'impression de se mouvoir constamment sur deux plans, celui de la réalité et celui du rêve, qui interfèrent sans que puisse être décelée la loi interne de leur gravitation. Tout se passe comme si le temps et l'espace étaient lancés à la dérive, sans repères ni coordonnées. Des dialogues s'engagent, improvisés et mystérieux, entre des personnages vivants et des personnages morts ; des rencontres s'opèrent et se défont, parce que les protagonistes, qu'ils soient hommes, animaux ou choses, sont en avance ou en retard au rendez-vous (le thème du "dernier autobus", celui que l'on risque fatalement de manquer, et qui vous fait manquer aussi l'objectif même de votre nuit et de votre vie, revient comme un leitmotiv dans plusieurs récits) ; une propension imprévisible aux métamorphoses aliène soudain les formes acquises, oblige à une marche à rebours, à une lecture à l'envers, embrouillant les signes, multipliant les rencontres manquées, égarant les sens et les clés. Ainsi dans le grand roman Tmol Shilshom (Cela se passait hier ), Agnon a incarné ce thème, avec une force extraordinaire, dans le personnage hallucinant du chien Balaq.

Cette technique a trouvé son expression la plus achevée dans la série de nouvelles intitulée Sefer Hamaassim (Le Livre des aventures ), mais elle est diffuse dans l?ensemble de l'oeuvre d'Agnon, et se prolonge dans les récits publiés depuis 1964, certains à titre posthume. Qu'elle soit fondamentale, cela ne fait donc point de doute. Aucun interprète, toutefois, n'a pu en proposer encore une explication définitive. L'auteur lui-même, lorsqu'on l'interroge sur la clé de cet aspect de son oeuvre, se drape dans le silence et se contente de protester lorsqu'on tente d'évoquer, sinon sur le plan de l'influence, du moins sur celui d'un parallèle, les oeuvres auxquelles, apparemment, cette technique fait d'emblée penser, celle de Franz Kafka ou celle de Marc Chagall. Faut-il, dès lors, avec le critique littéraire le plus compétent de l'oeuvre d'Agnon, Baruch Kurzweil, y apercevoir une sorte de cryptogramme de l'histoire religieuse juive, depuis ses origines bibliques jusqu'à nos jours, et la dimension universelle des récits se confondrait-elle, en fin de compte, avec sa dimension particulière ? Les " hommes " d?Agnon ne seraient-ils que des " juifs " déguisés, des marranes  ?

Il faut plutôt admettre que l'oeuvre d'Agnon comporte, en une prodigieuse synthèse, une dimension largement universelle ? un roman ? et une dimension étroitement juive ? une prière ? et que ce roman et cette prière tiennent ensemble, soudés l'un à l'autre, comme le châssis et les alvéoles d?un même vitrail. Son effort spirituel consisterait alors à implanter le monde et l'effréné tourbillon de ses choses et de ses mots dans l'ordonnance mesurée du rite de la tradition religieuse juive. Son oeuvre représenterait ainsi, au XXe siècle, une tentative d'immobiliser l'instant, non pas comme le souhaitait Faust, parce qu'il est beau, mais, comme l'ont pressenti certains écrivains du XXe siècle, et notamment Rainer Maria Rilke (dans son Livre d'heures ) et Antoine de Saint-Exupéry (dans Citadelle ), parce que l'instant a un " sens ", un sens qu'Agnon découvre dans l'ordonnance juive du rite ou de la prière.

Un double équilibre caractériserait ainsi l'oeuvre de Samuel Joseph Agnon : l'harmonieuse interférence de deux univers qu'au premier abord tout semble opposer ? l'univers particulier du juif sur sa terre, parlant sa langue hébraïque dans son État d'Israël, et la terre des hommes ? mais aussi l'accord intime d'une oeuvre et d'une vie, puisque la clé de l'oeuvre, si littéraire qu'elle paraisse au premier regard, se découvre dans la tradition religieuse juive, au rythme de laquelle l'auteur soumet sa propre vie. Le judaïsme et l'humanité, l'art dans son expression la plus universelle et l?expérience religieuse dans la forme dont la revêt la tradition juive célèbrent ainsi, en Agnon, une rare et remarquable rencontre.  

D'après l'Encyclopedia Universalis