BIALIK (N.H.)
1. Un sioniste fervent Bialik naquit à Radi, petit village russe des environs de Jitomir. Sa famille était pauvre; son père mourut en 1880. Son éducation fut à la fois religieuse et traditionaliste: étude du Pentateuque et de ses commentaires d'abord, du Talmud ensuite, de la philosophie traditionnelle et de la kabbale. Il se proposait de persévérer dans cette voie; c'est ainsi qu'il entra, en 1889, à la fameuse école rabbinique de Wolojine. Esprit curieux, rebuté par le conservatisme qui régnait à l?école, Bialik commence à s'éloigner des sentiers battus: en lisant des livres considérés comme "extérieurs", en prenant connaissance de la jeune poésie hébraïque de l'époque, en s'approchant, enfin, des idées germant au sein des cercles des "Amants de Sion", influencés par A. Gintzberg ("Ahad Haam") dont Bialik devint plus tard un ami et un disciple. Bialik devient un adepte fervent de l?idée sioniste; son premier poème, "À l?oiseau", paru en 1891 dans la revue hébraïque Hapardess , décrit une aspiration, naïve encore, vers la Terre promise. Marié en 1893 à la fille d'un marchand de bois, Bialik essaie pendant quatre ans de pratiquer le métier de son beau-père. La solitude et le contact direct avec la nature mûrissent son génie poétique et son oeuvre s'en trouve imprégnée pour toujours. En 1897, Bialik accepte un poste d'instituteur à Sosnowice et, à partir de 1900, il enseigne à Odessa. À cette époque, il est déjà reconnu comme l'un des grands poètes de sa génération. Un premier recueil de poèmes paraît à Varsovie, en 1902. Les émeutes antijuives en Russie et spécialement le pogrom de Kichinev, en 1903, accentuent sa révolte contre la condition juive de son temps; dans le poème "La Ville du massacre", il crie son indignation dirigée plus contre la passivité des victimes que contre la cruauté des bourreaux. La vocation de Bialik s'affirme vers cette époque; en 1904, il dirige la section littéraire du périodique hébraïque Hashiloakh ; en 1905, il se trouve parmi les fondateurs de la maison d?édition Moria. Il visite plusieurs pays et acquiert une renommée qui dépasse les frontières linguistiques. Parmi ses admirateurs, on compte des écrivains russes tels Ivan Bounine et Maxime Gorki. Bialik s'établit définitivement en Palestine en 1924. Durant les dix dernières années de sa vie, son pouvoir créateur de poète et de nouvelliste connaît un certain déclin; il se consacre, à cette époque, à la critique littéraire, à la traduction hébraïque (Don Quichotte , Guillaume Tell ) et à l'action sioniste. Cependant, sa contribution culturelle la plus importante consiste en un immense travail de recherche et de compilation de textes hébraïques anciens. Le grand recueil commenté des textes de l'époque talmudique, intitulé Le Livre des légendes (Sefer Haagada ), devenu un livre de référence, était considéré par Bialik comme l'oeuvre de sa vie. Bialik mourut à Vienne des suites d?une opération. Il fut enterré à Tel-Aviv. Ses oeuvres complètes ont paru en 1935. 2. Ruptures et continuité Un petit poème, intitulé "Seul ", semble résumer la pensée du poète: "Le vent les a tous enlevés, la lumière les a tous emportés" reproche envieux envers ceux qui quittèrent le judaïsme, attirés par les lumières du monde. Le poète reste seul, à létroit, dans lombre dune synagogue tombant en ruine. Il ne peut sen arracher; une communion sétablit entre lui et lesprit du judaïsme présent en ce lieu, une communion avec un Dieu pauvre et insulté, une fidélité dans le malheur, plus forte que celle de la gloire et de labondance. Dans lun de ses grands poèmes, "LAssidu", Bialik évoque limage dun jeune étudiant dune école rabbinique, pâle et décharné, penché jour et nuit sur les textes sacrés. La vie le guette au-dehors, avec ses splendeurs et ses appâts, le vent, le soleil, les arbres lui proposent un univers étincelant. Il ne les voit pas; le dos voûté, le regard fiévreux, récitant les versets talmudiques dune voix monotone, il est tout entier à la recherche dune lumière intérieure, dun état de grâce qui vient de la victoire de lesprit. Si Bialik est plein de pitié pour cette jeunesse qui se consume sans rien connaître du monde, il se rend compte toutefois quelle est une des incarnations les plus authentiques de cette foi juive qui chérissait le contenu spirituel au point de se détacher des formes et des apparences. On retrouve dans la poésie de Bialik lamour de la créativité spirituelle juive, enracinée dans un riche patrimoine culturel, du folklore très particulier de ce peuple, de son humanité où la grandeur se retrouve même dans la déchéance. Le poète reste cependant dominé par la sensation dune crise, dun tournant historique dont seul un renouveau spirituel et national peut conjurer les dangers mortels. Ainsi, face à la passivité des victimes devant leurs bourreaux, face à un formalisme spirituel incapable de relever le défi de lépoque, Bialik emploie le ton violent, prophétique et accusateur:
Dans la ville du massacre, Bialik promène le lecteur dans une ville morte, à travers lhorreur silencieuse de ses ruelles. Cest dans un silence lourd quil dresse un inventaire minutieux du massacre, quil étale sans complaisance les images du drame où lhumiliation est plus forte que la pitié. Le cri qui éclate enfin est un cri de honte; il sadresse aux survivants, à ceux qui nont pas su réagir en combattant, à ceux qui implorent la pitié au lieu de crier vengeance:
3. Le retour vers la terre des ancêtres Pour Bialik, le sionisme était à la fois un retour au passé et une révolution, une continuité et une rupture; une possibilité de faire fructifier un héritage de trois mille ans en limplantant sur le sol, en lui rendant son cadre matériel pour le protéger tant du dépérissement spirituel que des massacres. Cest aussi le retour à la dignité humaine; le judaïsme, chez Bialik, nétait pas une superstructure idéologique; il était à la base de toutes ses réactions dhomme, il conditionnait lamour, la foi, lespoir; il en va ainsi jusquau style du poète quil est difficile dapparenter à celui dun courant ou dune école, mais où la présence des sources juives est évidente. Il est certainement un poète "engagé"; cependant, son engagement nest le fruit daucune thèse préconçue, mais simplement celui de la condition juive qui, pour Bialik, nest que sa condition humaine. Cest ainsi quaux sentiments de lhumiliation et de la révolte succèdent les rêves de la délivrance. Esprit critique et lucide, Bialik nest pas sûr que sa propre époque, celle de la "génération du désert", soit capable de réaliser lunion nationale et le retour vers la terre des ancêtres. "Je vous ai revus dans votre impuissance!" sécrie le poète face aux différends qui opposent les fractions juives remplaçant parfois laction salutaire par une joute oratoire. Pour Bialik, les divergences dopinions, les intérêts des classes sociales, les oppositions entre la conception "sacrée" ou "profane" du judaïsme doivent disparaître devant laction immédiate: le retour à Sion. Dans certains de ses poèmes perce une amère ironie; dautres, tels la "Bénédiction du peuple", devenu un second hymne national dIsraël, ou "Aux serviteurs du peuple", constituent des appels pathétiques à la renaissance. Mais cest dans le grand poème "Les Morts du désert" que Bialik accède aux sommets de son art. Cest dabord limage dun désert figé, brûlé par le soleil, gardant jalousement les secrets des cités anciennes ensevelies sous le sable. Des mouvements fragmentaires, laigle qui plane dans le ciel, le serpent glissant sur le sable, le lion qui rugit dans la nuit, accentuent encore son inertie, "... et le silence revint, et les héros dormirent immobiles". Les héros, cest lespoir du poète, le génie dIsraël qui attend un grand orage pour ressusciter: "La dernière génération pour lesclavage, la première de la délivrance." Lorage passé, ils disparaissent, sincarnent en une légende transmise de bouche à oreille par de vieux Arabes dans le désert; le poète y croit, et il attend le miracle. 4. Les paysages de lenfance La portée nationale de luvre de Bialik, considérée comme lexpression la plus authentique de la renaissance du peuple juif, fait souvent oublier sa poésie personnelle, celle où livré à lui-même il essaie de recréer un univers harmonieux car Bialik est un classique à partir des angoisses et des joies de la vie de tous les jours. Si Bialik le prophète reste toujours authentique, il sait cependant que la prophétie lui a été imposée:
Il connaît aussi le prix de sa mission. Un de ses poèmes, débutant par les mots: "Ce nest pas du néant que je tiens la lumière", sachève ainsi:
Si la poésie de Bialik offre au lecteur des images achevées, se succédant les unes aux autres pour se compléter mutuellement ou pour se mettre en relief par un jeu de contrastes (ex.: "Le soleil brilla, lacacia fleurit et légorgeur égorgea"), si sa forme rythmée reste en général purement classique, cest que le classicisme correspond à lun des besoins les plus profonds du poète: retrouver un monde perdu, recréer une harmonie dans sa vie dadulte chargée dincertitudes. Un des thèmes les plus souvent évoqués dans luvre lyrique de Bialik est celui de lenfance: tantôt des souvenirs réalistes de ses parents, de son village natal, dune vie de pauvreté, pour lesquels il conserve une tendresse déchirante, tantôt des évocations de la nature et des êtres vus par les yeux de lenfant; une soif de pureté, une sensation dêtre proche de la terre, une vision toute neuve où tout ce qui passe prend les dimensions du merveilleux, sintègre dans labsolu. Plus tard, dans un univers décomposé et chargé de menaces, le poète se défend par une mordante ironie, par le rêve ou par la foi dans lidéal, mais reste toujours hanté par les souvenirs. Sa poésie amoureuse en est marquée; si la sensualité peut être éphémère et parfois décevante (comme dans le poème "Ces yeux affamés"), lamour véritable est celui qui restitue un paradis perdu:
Si Bialik poursuit sa vie durant son action de militant, si après son installation en Palestine il fournit un travail immense de recherche, enrichit le folklore et découvre des chefs-duvre de la littérature hébraïque ancienne, le paysage dIsraël apparaît, dans son uvre, quelque peu légendaire, exotique, extérieur. Cest au paysage de lenfance que se réfère le génie créateur du poète; dans le beau poème "LÉtang" se profilent la forêt, le soleil, les nuages; et létang, telle lâme de lenfant, "voit tout, reflète tout et change avec tout". 5. Bialik et la culture hébraïque Luvre poétique nest pas le seul domaine où sexerçait la créativité de Bialik. Il écrivit plusieurs poèmes folkloriques dont la plupart sont mis en musique et chantés encore de nos jours. Quelques-unes de ses nouvelles, plusieurs de ses essais sont considérés comme des chefs-duvre du genre. Il créa aussi beaucoup pour les enfants: ses Légendes , fondées toutes sur la tradition hébraïque ancienne, se distinguent tant par leur poésie que par leur humour. Bialik écrivit des poèmes en yiddish, langue parlée par les juifs dEurope centrale et orientale, mais lessentiel de son uvre fut écrit en hébreu; il enrichit considérablement le vocabulaire de cette langue et sut rendre à des formes archaïques un sens nouveau adapté au langage moderne. Bien que nayant jamais cessé dêtre utilisé dans la littérature, lhébreu nétait parlé à lépoque que par une faible minorité; les néologismes de Bialik sont entrés rapidement dans le vocabulaire courant. En collaboration avec son ami Y. H. Ravnitsky, Bialik édita plusieurs anthologies, notamment celles des poètes hébraïques dEspagne dont certains textes étaient inédits. Il commença une édition commentée de la Michna dont une section devait paraître en 1930-1932. Son Livre des légendes parut en 1908 et fut réédité plusieurs fois. Le prix Bialik, institué en 1933, est aujourdhui la plus haute consécration littéraire en Israël. Il est décerné chaque année à deux lauréats, lun dans le domaine de la littérature, lautre dans celui des sciences juives. D'après l'Encyclopedia Universalis |