Contes de la double vie…


Israël Zangwill, Rêveurs du ghetto,
traduit de l'anglais par Marie-Brunette Spire,

Le deuxième tome de ce livre-culte a paru cette année grâce à la soigneuse et fort belle traduction de Marie-Brunette Spire, qui avait également fait celle du volume précédent. Servi avec dévotion, ce recueil de nouvelles, dont l’humour n’a rien perdu de sa saveur, est complété, à la fin du second volume, par une postface de la traductrice, fort éclairante pour le lecteur d’aujourd’hui.

André Spire, grand intellectuel juif français, très actif pendant l'Affaire Dreyfus et père de la traductrice, s'était familiarisé avec Zangwill par le biais de la traduction en français de la nouvelle Had Gadya (qui figure aujourd’hui dans le second tome des Rêveurs du ghetto). Publié en octobre 1904 dans les Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, ce récit allait jouer un rôle clé dans le parcours de nombreux Juifs assimilés. Had Gadya, littéralement "un seul chevreau", est le titre donné à la chanson qui clôt le récit de la sortie d'Égypte que lisent et commentent les Juifs lors du repas de la nuit pascale

Dans la nouvelle de Zangwill, Had Gadya incarne le Juif moderne, peut-être l’auteur lui-même, qui s'est éloigné de la foi de ses pères et qui est à la recherche d'un monde meilleur à l'extérieur de sa communauté, un monde qui pourtant finit lui aussi par le décevoir. Il n'a plus le sens du sacré et la nostalgie ne suffit pas à ranimer en lui la foi perdue. Le songe de ce rêveur se termine avec son propre suicide. Alors qu'il est en train de se noyer, remontent à la surface ses souvenirs d'enfance et la profession de foi des Juifs, le Shema, que les fidèles prononcent à leur coucher, et aussi avant de rendre leur dernier soupir: "Écoute, Israël, l'Éternel est notre Dieu, l'Éternel est un" (Deutéronome 6, 4). Had Gadya, avant de mourir, finit par se persuader que le monde n'était pas assez grand pour une vie. Tout l'ennuyait, et pour lui comme pour l'Ecclésiaste, il n'y avait rien de nouveau sous le soleil.

Penser une chose pareille était déjà aller à l'encontre de ce qui avait fondé une partie de son existence: la tentative d’échapper à un monde juif restrictif pour rencontrer la modernité, par essence symbole de nouveauté André Spire écrivit à propos de cette nouvelle: "Chad Gadya joua le rôle d'un cristal dans un liquide sursaturé, et, sur certains esprits sensibles, agit à la manière d'un retour, d'une conversion: bouleversement, crise de larmes."

L'auteur, Zangwill (1864-1926), était issu d'une famille pauvre d'immigrés russes installée à Londres. Son oeuvre s'inspire d’ailleurs de l'expérience de ces immigrés juifs russes qui affluent en Angleterre entre 1880 et 1900. Ses personnages sont déchirés entre le besoin urgent de partir vers un monde nouveau, plus grand, et la nostalgie qu'ils ressentent pour la chaleur et la sécurité spirituelle de l'univers abandonné. Avant les Rêveurs du ghetto paru pour la première fois en 1898, il écrivit les Enfants du ghetto (1892) et les Tragédies du ghetto en 1893, suivies en 1907 par les Comédies du ghetto. Les titres de ces ouvrages en disent déjà long sur les préoccupations intellectuelles de l'auteur.

Appelé le "Dickens juif", cet écrivain prolifique, qui connaîtra le succès à Broadway avec ses pièces de théâtre, notamment The Melting Pot (1909), évoquant l'installation des Juifs en Amérique et resté longtemps à l'affiche, fut également un homme d'action. Le père du sionisme politique se présente à lui en 1895 et lui dit: "Je suis Theodor Herzl. Aidez-moi à construire l'État juif ." Zangwill devient rapidement le représentant du sionisme en Angleterre. Il fonde en 1905 la Jewish Territorial Organization, qui a pour objectif de créer une zone autonome pour les Juifs ailleurs qu'en Palestine. Son sionisme territorialiste, qui relève lui aussi d'un rêve impossible, échoue. Il réussit juste à installer quelques milliers de Juifs à Galveston dans le Texas. Certains de ses écrits restent largement inspirés de ce projet. Homme public, il milita par ailleurs en faveur du vote des femmes et il opta pour le pacifisme pendant la Première Guerre mondiale.

Rêveurs du ghetto, paru initialement en un seul volume en langue anglaise, met en scène toute une série de personnages historiques comme Benjamin Disraeli, Heinrich Heine, Ferdinand Lassalle, le faux-messie juif ottoman Sabbataï Zevi, Baruch Spinoza sans oublier le propre père de l’auteur, Moïse Zangwill, qui finit ses jours à Jérusalem. Les pays et les hommes défilent. Ces hommes cherchent une issue à leur condition pour conjuguer leur propre judaïsme avec les exigences du monde non juif. Cette double existence tant rêvée est souvent impossible, puisque la plupart de ces figures hautes en couleur prennent le chemin de l'apostasie.

De Venise à Smyrne, les rêveurs n'acceptent pas de se soumettre au diktat de la filiation, mais la mettent constamment en question. Dans une langue pleine de verve, cet admirable conteur et moraliste nous décrit également la vie de ces juiveries européennes et orientales, avec tous ces êtres torturés expérimentant dans la tension une modernité nouvellement acquise. Heureux lecteurs qui pourront désormais se délecter en s'aventurant dans l'univers flamboyant de Zangwill, justement tiré de l'oubli qui l'accabla pendant de longues décennies.

Esther Benbassa