La guerre des langues:
Le yiddish ou l'hébreu
Le yiddish et l'hébreu

On aurait pu croire que le yiddish et l'hébreu entretiendraient des rapports de complémentarité, de connivence non seulement en raison du bilinguisme interne (l'hébreu dans le yiddish) mais en raison d'une tacite reconnaissance de la distribution et de la fonction des langues. Vieux problème en Europe orientale. M. Bakhtine rappelle qu'autrefois, en Russie, ...«un paysan analphabète, à des distances infinies de tout centre, plongé naïvement dans une existence quotidienne qu'il tenait pour immuable et immobile vivait au milieu de plusieurs systèmes linguistiques: il priait Dieu dans une langue (le slavon d'église), il chantait dans une autre, en famille il en parlait une troisième (vernaculaire) et quand il commençait à dicter à l'écrivain public une pétition pour les autorités du district rural, il s'essayait à une quatrième langue (officielle, correcte, «paperassière»). C'étaient des langages différents même du point de vue des indices abstraits sociaux et dialectologiques. Mais ils n'étaient pas dialogiquement corrélatés dans la conscience linguistique du paysan. Il passait de l'un à l'autre sans y penser, automatiquement: chacun était indéniablement à sa place, et la place de chacun ne pouvait être discutée...».(1) Au sein de la population juive de la zone de résidence, d'une certaine façon, il en allait de même. On priait en hébreu, on parlait et on chantait en yiddish, au marché on était en contact avec un sabir biélorusse ou ukrainien. Avec l'administration régionale, il convenait de comprendre le russe, au moins à gros traits. Les fonctions des langues, la distribution des langues telle que nous l'évoquons, a cependant trait à un autre domaine. Elle a trait au registre du référentiaire au sens où l'entend H. Gobard quand il distingue quatre niveaux d'utilisation de la (ou des) langues. Un niveau vernaculaire local, langage de la communication usuelle, quotidienne, la langue maternelle. Un niveau véhiculaire, soit le langage de la Gesellschaft par opposition à celui de la Gemeinschaft, disons de la société par opposition à celui de la communauté intime: langage de l'administration, des affaires, de la mise en contact avec un monde plus large. Un niveau mythique, magique, sacré par essence celui de la sphère religieuse. Un niveau référentiaire enfin, qui est d'abord lié à des traditions culturelles, qui «fonctionne comme référence culturelle orale ou écrite: proverbes, dictons, littérature, rhétorique, etc...».(2) Le niveau référentiaire devient ensuite celui de la langue de culture. Tout est là, en ce qui nous concerne. Nul ne dénie à l'hébreu son rôle de langue mythique, même si dans le judaïsme la séparation du sacré et du profane est moins simple qu'il y paraît; nul ne dénie au yiddish son rôle de vernaculaire, même si certains, comme Yahudah, s'efforcent de faire de l'hébreu-langue morte une nouvelle langue vivante; nul ne conteste au russe son rôle de langue véhiculaire, car si fort que soit l'isolement imposé par des législations discriminatoires, il est loin d'être total aussi bien pour le peuple que pour les classes juives dominantes ou pour l'intelligentsia. Le problème se pose de savoir quelle est, quelle sera la Kultursprache de la population juive: le russe, l'hébreu, le yiddish?

Les partisans de l'assimilation linguistique en Europe orientale ne l'emportent pas dans la période qui nous intéresse ici (1880-1914). Dans cette Europe centrale et orientale, mosaïque de peuples, d'ethnies aux langues multiples, voisines ou non, le problème de l'identité culturelle est trop fort. Avant de se fondre dans la masse, il faut encore pouvoir se définir une identité propre - surtout quand cette masse vous a rejeté pendant tant de siècles. Le problème va donc se circonscrire entre le yiddish et l'hébreu dans la lutte pour l'hégémonie de la Kultursprache. On pouvait penser que les deux langues allaient trouver un terrain d'entente, comme nous l'avons dit plus haut, grâce à des rapports de connivence et de complémentarité. On cherchait à définir au niveau littéraire leur sphère d'utilisation, leur zone spécifique, leur connotation propre. Il ne semblait pas y avoir d'incompatibilité. Les grands auteurs qui ont «fait» du yiddish une langue littéraire, étaient tous des hébraïsants, aimant l'hébreu et tenant à l'hébreu. S'ils ont cru bon d'écrire en yiddish, cela ne voulait pas dire qu'ils cessassent d'aimer l'hébreu ni même qu'ils cessassent d'écrire en hébreu. Ils passaient facilement d'une langue à l'autre.

Mendele Mokher Seforim écrit ses mémoires en hébreu. Dans ses romans il même souvent les deux langues, cherchant à induire par là des effets connotatifs qui parlent immédiatement au lecteur. Dans les Voyages de Benjamin III de nombreux passages sont d'abord en hébreu, puis en yiddish. Cette répétition a des effets comiques, soulignant le contraste entre la grandiloquence épique, la référence historique sacrée et la position misérable, humble, du héros. Mendele joue précisément de l'inter-langue dans un but esthétique et idéologique. Il a compris tout le parti connotatif qu'il pouvait tirer de ce dialogisme. Berdyczewski, qui écrit principalement en hébreu mais aussi en allemand et en yiddish, a tenté à maintes reprises de théoriser les fonctions spécifiques des deux langues. Pour lui il n'y a pas d'antagonisme entre elles à condition qu'on sache bien ce qui relève de leur registre réciproque et de leur domaine. L'hébreu c'est le père, l'autorité. Il faut écrire en hébreu ce qui tient au politique, au philosophique, à l'essai, ce qui relève de l'intellectualité, de la conceptualisation. Le yiddish c'est la mère, le maternel dans la langue. Il faut écrire dans cette langue la fiction, et surtout tout ce qui relève du folklore, tout ce qui touche au peuple en tant qu'émotivité, sentimentalité.

La Kultursprache chez Berdyczewski se scinde en une Volksprache du peuple et une Geistsprache de l'intelligentsia aussi bien capable de développer un discours argumentatif qu'une fiction nostalgique ayant trait à l'ancienne vie du peuple. Il faut tout de suite souligner que dans sa propre écriture Berdyczweski n'est absolument pas fidèle à cette distinction purement fantasmatique qu'il opère entre les langues. S'il écrit effectivement des historiettes ayant trait à la vie populaire du Shtetl en yiddish, l'essentiel de son oeuvre aussi bien fictionnelle que philosophique ou politique est écrit en hébreu. Quant à son immense travail de collecte du folklore qu'il réécrit, il le fait en hébreu et en allemand. Ajoutons que dans sa correspondance personnelle et son journal, autrement dit ce qu'il a peut-être de plus intime en lui, il s'exprime en allemand. Si l'inconscient, selon la formule célèbre, parle plus d'un dialecte, les rationalisations de surface ont vite fait de distribuer les langues dans des «cases» toutes faites. Ici le yiddish pour la veillée populaire, l'hébreu pour la pensée rationnelle.

Shalom Aleichem fait traduire en hébreu son oeuvre gigantesque par son propre gendre Y.D. Berkowitz. Les problèmes que ce dernier rencontre cependant montrent clairement que les deux langues ne sont pas interchangeables, loin de là. Les deux hommes se heurtent sur leur conception de la traduction.

Shalom Aleichem ne voulait pas qu'on cherchât à créer en hébreu un semblant de vernaculaire. Puisque l'hébreu n'était pas une langue parlée, il fallait disait-il se servir exclusivement des modèles traditionnels. Il était fasciné par le charme de l'hébreu ancien. Il ne voulait rien en changer. Y. D. Berkowitz, au contraire, voulait à sa façon «réécrire» l'oeuvre de Shalom Aleichem en hébreu, trouver des équivalents hébraïques aux multiples idiotismes qui parcourent son oeuvre. Il voulait créer un vernaculaire, une apparence de langue parlée. L'entente entre les deux hommes n'était pas facile. Berkowitz avait le sentiment de la différence des langues, de la vitalité populaire du yiddish, du yiddish éminemment conversationnel de Shalom Aleichem, et de l'emphase quelque peu ampoulée de la phrase hébraïque livresque. Il écrit: «l'aspect le plus difficile à rendre concernant la traduction de Tevye le laitier, c'était me semblait-il la nécessité de rendre «le parler» de Tevye. Si Tevye pouvait être traduit de façon adéquate dans n'importe quelle langue vivante vernaculaire riche en nuances dialectales, en effets conversationnels, comment en revanche pourrait-on le traduire en une langue morte telle que l'hébreu ancien? Comment pouvait-on créer un semblant de langage familier et conversationnel pour Tevye?... Comment l'hébreu pouvait-il décrire Tevye, un être noble bien qu'illettré, à la fois sage, rusé et gaillard, alors qu'aucun de ce type de héros n'existe dans la Bible, alors que pour les rabbis, le fait d'être illettré était synonyme de vulgarité, de stupidité et d'ignorance.(3)

Devant ce dilemme, Berkowitz a «réécrit» les oeuvres de Shalom Aleichem. Il s'est servi du Pentateuque, du Livre des psaumes, des prières quotidiennes, des commentaires de Rachi, de la littérature rabbinique, de la littérature hébraïque médiévale, pour tenter de vivifier l'hébreu. Il a surtout donné à la phrase hébraïque une sorte de cadence yiddish sans pour autant pouvoir restituer la saveur idiomatique du langage de Shalom Aleichem. En effet, si Mendele Mokher Seforim et plus tard Shalom Aleichem se tournent vers le yiddish pour pouvoir décrire le Shtetl de leur temps, leur vécu, leur quotidien, comment, par un effet de retour, Berkowitz le traducteur pouvait-il faire le chemin inverse? Certes la littérature hébraïque n'en était plus à Mapu, ni même à Smolenskin, mais il fallait se rendre à l'évidence: les deux littératures ne pouvaient connoter les mêmes choses, ne pouvaient constituer les mêmes réseaux d'associations, ne se mouvaient pas dans les mêmes paradigmes phoniques, lexicaux ni même sémantiques.

De fait, les deux littératures évoluent dans des directions différentes. On a vu précédemment que Mendele Mokher Seforim et Shalom Aleichem envisagent une littérature yiddish étroitement cantonnée à représenter la voix de la communauté. De là une littérature de la Mimesis, utilisant un langage conversationnel, idiomatique, populaire. A l'autre pôle, en cette fin de siècle, les écrivains hébraïstes sont des individualistes forcenés, des marginaux décadents, des voix désespérés d'errants incompris. Il en est ainsi de M. Z. Feuerberg, de Y.H. Brenner, de Berdyczewski, de Y. D. Berkowitz lui-même et aussi de S. Tchernichowsky, récupéré plus tard par le sionisme et l'État d'Israël comme poète national au même titre que Bialik ou que U. Z. Greenberg.

Ces poètes, ces écrivains, ont rejeté la tradition de la Haskalah en littérature, tradition didactique et satirique. La Haskalah en effet voulait éduquer le peuple et, par la satire, ridiculiser les ennemis de l'émancipation au sein de la communauté juive, en particulier les rabbis, et surtout les Hassidim. Après 1880, la génération des nouveaux écrivains hébraïques rompt avec ces postulats. Elle cherche à faire émerger dans la littérature un nouveau héros individuel, «le nouvel hébreu» comme l'appelle Berdyczewski, par opposition «au vieux juif» de la diaspora. Non qu'ils partagent tous les idéaux du sionisme. Certains le sont, d'autres pas. La querelle entre Berdyczewski et Ahad Ha-Am à propos du concept de «sionisme spirituel» mis en avant par ce dernier est célèbre et quelque peu hors de notre propos. Nous ne nous y arrêterons pas. Ce qui les caractérise tous, cependant, c'est «l'entre-deux», la vision pessimiste de l'écroulement des anciennes valeurs, la perte de l'unité organique du vieux monde. Les vrais héros sont tous des rebelles, des jeunes en rupture de ban, des femmes insatisfaites, de jeunes errants fuyant l'étroitesse et l'intolérance de la vie familiale sans rien trouver ailleurs. Ils ont, pour défendre leur univers intérieur, recours au mythe, comme chez Berdyczewski au style aphoristique proche de celui de Nietzsche. Ce sont des exclus, des hérétiques pris dans des contradictions insurmontables.

La révolte de Berdyczewski, dans un premier temps, n'a pas de limites. Quittant sa Podolie natale il va errer longtemps en Allemagne où il va faire ses études et où il finira par s'installer. Personne autant que lui n'a vécu la force tragique du clivage, du dedans/dehors impossible. Contre ceux qui la tournent en dérision, il défend la Haskalah:

«Avec la Haskalah, avec l'âge de la critique, nous avons vu poindre parmi nous les premiers bourgeons de la liberté. La liberté nous était donnée d'examiner pensées, opinions, et actions. De théologiens, de gardiens d'une vieille théologie que nous étions, nous nous trouvions transformés en hommes qui observent, qui examinent, qui demandent et recherchent... Les meilleurs des Maskilim étaient des gens dont le coeur allait à leurs frères juifs qui suffoquaient dans leur geôle. Ils ressentaient la peine d'innombrables générations qu'on avaient étouffées. Les meilleurs des Maskilim adressaient des qui aspirent à la connaissance d'eux-mêmes ne s'y retrouvent pas... Ils ne parviennent jamais à découvrir leur moi personnel.»(4)

Chez tous, les récurrences thématiques et lexicales connotent l'épuisement, la folie, la mort, l'impossibilité de se retrouver. Un des héros de Feuerberg, Nacham, échoue sur tous les plans. Il se marie mais il a peu. Le seul «ailleurs» est un cimetière. Il aspire à la Palestine mais il n'y va pas. Il finit par devenir fou. Dans ses poèmes païens, Tchernichowsky évoque les «cadavres pourris» de ce qui reste du judaïsme. Il se prosterne au pied de la statue d'Apollon dénonçant ceux qui ont emprisonné Dieu avec leurs philactères et leurs courroies. Brenner évoque dans une de ses nouvelles une vieille synagogue russe. Tout est sombre, on y sent l'érosion des générations. Les murs sont décrépits, le monde semble mort, définitivement perdu. Dans les oeuvres de Berkowitz les métaphores et le lexique les plus récurrents touchent au monde de «l'étrange» de «la solitude», de «l'étranger», du «désespoir». Berdyczewski exprime encore une fois mieux que nul autre la fragmentation, la contradiction insoluble qui est celle du poète juif:

«Une tristesse juive heurte à l'huis de mon coeur. De la chambre où me voilà assis, j'entends la lamentation que le peuple juif pousse sans trêve, sa plainte prolongée et séculaire... Dans le tréfonds de mon être, je ressens la douleur de mon lot: les souffrances d'une vie, d'une âme qu'on a bannies de leur paradis. Je ne parviens pas à jeter à bas ce que je voudrais jeter à bas... j'aspire à l'unification, je voudrais créer un nouveau peuple, des créatures humaines nouvelles et pourtant ma propre âme n'est que déchirement; nous sommes constamment déchirés, en lambeaux.»(5)

Déchirés, contradictoires, Berdyczewski réclame en termes nietzschéen une «transmutation des valeurs» juives et en même temps il reste fasciné par le hassidisme dans lequel il voit non pas le symbole de l'ignorance chère à la Haskalah mais l'expression de l'âme populaire en révolte contre l'orthodoxie rigide.

Ces écrivains hébraïques vont connaître pour certains d'entre eux un destin tragique. M. Z. Feuerberg meurt de tuberculose très jeune. Il aura été, comme le titre d'une de ces oeuvres, Une ombre dans le paysage littéraire. Brenner, autre tourmenté, meurt en Palestine, à Jaffa en 1920, victime d'une révolte arabe. Quant à Berdyczewski, il apprend en Allemagne que son père a été massacré lors des pogromes dirigés par Petlyura en 1919. Cela assombrit ses vieux jours et accentue ses propres contradictions. Il se croyait complètement libéré de la tradition. La mort tragique de son père cependant va ranimer en lui non pas une croyance, morte depuis longtemps, mais le respect de la croyance. un de ses amis raconte qu'il vint le chercher un soir pour aller au théâtre. Berdyczewski hésita, n'osa pas d'abord expliquer pourquoi il hésitait, puis confessa qu'un an après les affreux massacres d'Ukraine, ceux-là mêmes dans lesquels son père avait péri, il se sentait incapable d'aller au théâtre à la veille du nouvel an juif.(6)

I. L. Peretz nous l'avons vu, se différenciait de Shalom Aleichem en ce sens qu'il voulait créer une littérature yiddish plus personnelle, impressionniste, «pour son plaisir personnel». Peretz également casse l'image traditionnelle du Shtetl qui était fondée sur la Mimesis. Il mêle le légendaire au réel, convoque lui aussi les légendes hassidiques comme ressourcement. Il n'a de recours que dans la fantasmagorie. Les écrivains hébraïques, même lorsqu'ils écrivent sur le Shtetl, ne peuvent plus trouver aucune unité organique, même pas fantasmagorique. Leurs structures sont totalement brisées, fragmentées. A Mendele Mokher Seforim et à Shalom Aleichem qui tentaient avec distance mais avec une tendresse ironique de décrire le Shtetl, à I.L. Peretz qui tentait de sauver le Shtetl par le légendaire, ils opposent une image hallucinée et désespérée du Shtetl en décomposition.

Plus tard, la modernité yiddish cherchera à saisir l'individu alors qu'au contraire le sionisme cherchera dans Bialik, Tchernichowsky récupéré et U. Z. Greenberg ses chantres nationaux, la voix du mythe collectif. Les rôles seront inversés. Mais au moment où le yiddish, dans les années 1900, lutte pour s'imposer, ce sont les écrivains hébraïques qui sont les rebelles, les individualistes. Partage des langues? Au yiddish le collectif, à l'hébreu le nouvel individu? Il n'en est rien. Sur le plan idéologique, politique et littéraire les langues vont s'affronter.

Il ne faudrait pas cependant porter à l'absolu cette distribution des langues dans les années charnières autour de la conférence sur la langue de Czernowitz en 1908. Ce n'est qu'à titre tendanciel que nous l'évoquons. Il y a de nombreuses zones de contact entre les deux langues, entre les thèmes et la façon de les traiter.

Lorsque D. Bergelson débute en 1909 avec Arum Vokzal [Autour de la gare],(7) le personnage qui est au centre de la nouvelle Rubinstein, est un frère des héros de Brenner, de Berkowitz ou de Berdyczewski. Il ne sait pas quoi faire de sa vie. Il se traîne littéralement autour d'une gare dans un coin perdu en Ukraine. Là vont et viennent des marchands grossiers, vulgaires, qui font des affaires et le soir s'en retournent chez eux. L'atmosphère autour de la gare est étouffante, étriquée. Certains rêvent d'autre chose. D'autres ont définitivement renoncé, tel ce personnage qui reste des heures allongé sur son lit, fumant et dessinant des ronds de fumée, fixant inlassablement le plafond de sa chambre, sans parler, tel cet autre qui autrefois a été un révolutionnaire dans quelque grande ville et s'en est revenu, a loué une petite chambre près de la gare, chambre qu'il a remplie de livres, traces de sa vie d'autrefois, livres que bien entendu il n'ouvre jamais. A la fin de cette nouvelle, Bainish Rubinstein, vaincu, détruit, acceptera la pression sociale, et lui aussi, comme les autres, fera du commerce et s'en retournera le soir chez lui, chez sa femme «verdâtre», maladroite et malade qu'il n'aime pas. Plus tard, dans son roman Quand tout est fini, au titre significatif, ses personnages - Mirale Herwitz (qui s'enfuit à la fin et dont on ne sait si elle se suicide ou pas), le poète hébraïque Hertz, sorte de voyant velléitaire, qui dit le vrai mais semble incapable d'agir, sont encore de la même espèce, décadents, désespérés, morcelés. Il en est de même de ceux que met en scène dans ses récits H. D. Nomberg. Sa nouvelle de 1905, Fligelman,(8) montre tout le tragique d'une vie tout entière consacrée à la lecture, une vie purement livresque. Son personnage ne peut affronter la vie. Son héros qui sait tout, et qui est un esthète (n'a-t-il pas accepté d'ajouter un rouble de plus au prix de sa chambre afin d'être sûr d'obtenir celle où la lune donne le plus souvent, le soir), ne peut affronter le réel. Il se met à dos son unique ami, perd son unique élève, se fait humilier par deux fois par des femmes. De cauchemar en cauchemar, il devient fou, finit dans un commissariat et s'écrie «enterrez-moi, voici mon passeport». Fligelman est un mort-vivant. Cette nouvelle a eu, tout comme celles de Bergelson, un énorme retentissement. C'était la première fois que la littérature yiddish sortait vraiment (et encore timidement) de la voix du collectif de la Yiddishkeit. L'individu émergeait dans ses contradictions et son mal de vivre, rejoignant le Miouch, le désespéré des héros hébraïques. Il s'agit pris dans la Folkstimlekhkeit, le Volkisme en un mot.

Le Shtetl à la fin du XIXe siècle se décompose sous la poussée de multiples forces économiques, socio-politiques, idéologiques.(9) Tout concourt à ébranler ce qui semblait figé pour des siècles, l'ancienne vie juive dans la zone de résidence: la formidable poussée émigratoire qui suit les pogroms de 1881-1903; l'industrialisation qui bouleversait toutes les structures traditionnelles et qui s'accélère dans le dernier quart du XIXe siècle; l'urbanisation qui accompagne inévitablement l'industrialisation à grande échelle, disloquant les villages et les petites villes, les vidant de leur main-d'oeuvre ou au contraire rendant précaire la vie artisanale tout à coup concurrencée par la grande industrie. L'abolition du servage en 1861, et l'ensemble des réformes qui l'ont accompagnée ont lancé la Russie dans une nouvelle dynamique qui a été la force corrosive de l'ancienne société. Cette corrosion atteint la zone de résidence d'autant plus que les mesures répressives prises par Alexandre III chassent les juifs de Moscou en 1891 et aggravent les conditions de vie à l'intérieur de la zone de résidence. L'artisanat juif est touché (car il est pléthorique) au moment même où l'on refuse parfois l'entrée de travailleurs juifs dans la grande industrie. Par ailleurs, la lutte de classes fait rage, disloquant les liens de solidarité de l'ancienne communauté juive. Un exemple entre cent, le mouvement de grèves autour d'une usine de cigarettes, les cigarettes Ferval Janovsky à Byalistok dans les années 1890-1900 - les ouvriers qui organisèrent la grève diffusèrent un tract dans lequel on pouvait lire:

«Il se veut [le patron] un juif pieux, il va à la synagogue régulièrement, et de tout son coeur il prie Dieu. C'est un juif nationaliste, un patriote et peut-être même un sioniste. Assurément il est très préoccupé par la persécution des juifs et verse des larmes de crocodile sur leur situation désespérée - Mais tout ceci comme nous le voyons, ne l'empêche pas d'exploiter cruellement ses ouvriers juifs.»(10)

Le boycottage dans ce cas fut un succès, mais souvent les ouvriers échouent. Le mouvement ouvrier dans ces années 1890-1900 n'en est qu'à ses débuts. La solidarité est loin d'être établie entre ouvriers chrétiens et ouvriers juifs. Les rabbins sont souvent contre les ouvriers et complices de la police. Les employeurs juifs profitent de l'antagonisme séculaire entre juifs et non-juifs. Les anciennes solidarités craquent cependant de partout. Le discours sur «l'unité» des juifs qu'ils soient riches ou pauvres, employeurs ou ouvriers ne fait plus l'unanimité. Le Shtetl commence à se vider. On part vers les grandes villes du textile comme Lodz, où l'on espère trouver du travail, ou vers les usines de tabac, comme à Byalistok. On part aussi massivement pour l'Amérique. Les liens familiaux sont brisés, parfois temporairement, parfois définitivement.

Dans cette épopée transformatrice, les masses se regroupent en fonction des luttes pour l'hégémonie idéologique et en fonction de leur appartenance de classe. Le sionisme fait de grands progrès, encore qu'il n'arrive pas à contrebalancer la force immense du bundisme contrairement à ce que les réécritures idéologiques de l'histoire laissent entendre. Avant Herzl et le congrès constitutif du sionisme politique en 1897, il y eut la brochure de L. Pinsker «L'autoémancipation», en 1882, relayant Smolenskin, Yahuda, et la société des Amants de Sion. Ce premier sionisme est éminemment bourgeois, assez extérieur aux masses d'Europe orientale. Très vite vont se constituer des partis qui vont tenter de produire des synthèses plus ou moins cohérentes entre leur sionisme, que celui-ci prenne la forme d'un retour à Sion ou d'un «territorialisme» quelconque, en Russie ou ailleurs, et toute la gamme possible et imaginable de l'appartenance socialiste, si forte à l'époque. A une extrémité du spectre politique de la zone de résidence, le sionisme politique herzlien, à l'autre bout la constitution en 1897 du Bund qui, à travers bien des péripéties verra sa destinée liée au P.O.S.D.R. (Parti ouvrier socialiste démocratique de Russie). Le Bund va être le grand organisateur des masses ouvrières juives de Russie, organisant grèves et manifestations, créant des bibliothèques ouvrières et des sortes de bourses du travail, produisant à travers sa propre pratique une culture yiddish laïque avec ses rituels, son hymne (Le serment, rédigé par An-Ski), son drapeau rouge, ses héros légendaires tels Hirsh Lekert, le jeune cordonnier qui avait tenté en vain d'assassiner le gouverneur de Vilna et avait été exécuté, ou «Liza la couturière», de Vilna, propagandiste et organisatrice de grèves. De nouveaux héros surgissent, un nouvel imaginaire.

Ce nouvel imaginaire d'ailleurs existe bel et bien aussi dans le sionisme, qui est paradoxalement en rupture avec les valeurs du judaïsme traditionnel, étant le produit du nationalisme moderne comme le Bund est le produit de la pensée socialiste en milieu ouvrier juif. Entre ces deux extrêmes, sans évoquer la figure de A. Ha-Am qui nous retiendra plus loin, une multiplicité de partis et d'options dont il nous faut dire un mot, car toutes les prises de position vont avoir un impact sur la lutte linguistique qui nous intéresse au premier chef.

A droite, le groupe de Dubnow, pour l'égalité des droits deviendra le Folkspartei, lié sur le plan national au parti Cadet (K.D.). Dubnow voit dans les anciennes autorités communales les Kehilla, l'embryon possible d'une nouvelle force autonome juive. Il y verra une force capable de contrebalancer le manque d'assise territoriale du peuple juif. Il est opposé à l'assimilationnisme et au sionisme.

On pourrait faire de Zhitlowsky (dont il sera plus longuement question plus loin) un des leaders de ce que l'on a appelé «le nationalisme de la diaspora». Les «seymistes», qui sur le plan pan-national seront un moment reliés aux socialistes-révolutionnaires, veulent des parlements nationaux à l'intérieur d'une Russie nouvelle, d'où leur nom de «seymistes», Seym signifiant «assemblée» ou «parlement». Ils réclament non seulement une large autonomie culturelle mais de véritables pouvoirs nationaux. Il ne veulent pas collaborer avec des petits bourgeois contrairement aux sionistes socialistes. Ces derniers représentés par Sirkin, tentent d'établir une synthèse entre socialisme et sionisme. Ils critiquent le Bund, ne l'estimant pas assez nationaliste, et critiquent le sionisme officiel, ne l'estimant pas sensible au destin des masses juives en diaspora. Le Po'alei Zion, enfin, avec son leader B. Borochov cherche à combiner de façon plus rigoureuse marxisme et sionisme. Son leader polémique avec le Bund à propos de la base de classe des masses juives, essentiellement non prolétaires à ses yeux, mais artisanales, à cause de la situation anormale des Juifs en Europe centrale et orientale. S'il lutte pour un retour à Sion, il ne l'envisage que dans le socialisme, et, en attendant, lutte pour l'autonomie politique et nationale.

Nous avons évoqué rapidement et allusivement les différents partis et organisations qui se mettent en place à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle car leur histoire a déjà donné lieu à bien des analyses et à bien des confrontations polémiques. Tout cela est bien connu. Ce qui l'est moins cependant, c'est, dans la tourmente, la façon dont ils intègrent leur position linguistique à leur position idéologique d'ensemble.

Le Bund a une longue histoire complexe et contradictoire en ce qui concerne le problème linguistique. Longtemps assimilationniste et indifférent - on a même appelé la position d'un de ses leaders, Medem, «l'indifférentisme» - sous la pression des nécessités le Bund va devenir un des mouvements leaders du «yiddishisme», de la promotion du yiddish comme langue politique, culturelle et nationale. Dans le cadre de sa politique d'alphabétisation, de constitution de cercles qui jouent le rôle de véritable école de formation politique et culturelle, de diffusion du livre, il a promu toute une littérature en yiddish. Il a fait connaître les premiers grands classiques, Mendele et Shalom Aleichem I. L. Peretz, dont les Yontef Bletter ont connu un grand succès auprès des masses, s'est un moment rapproché du Bund.

Les ouvriers ont pu lire en traduction yiddish, Gorki, Tolstoï mais aussi J. Verne. Mais les best-sellers étaient des romans feuilletons populaires où l'on voyait émerger en yiddish le nouveau héros ouvrier. Non, mille fois non relate l'histoire d'un artisan qui se révolte. Chaïm le tisserand évoque l'histoire d'un juif orthodoxe qui, à la fin de sa vie, devient socialiste et prend une part active aux luttes. Tous les Juifs sont des amis lutte par le biais fictionnel contre «l'unité juive» et l'illusion de l'absence de classes au sein de la société juive. La grève, enfin, met en scène l'employeur qui cherche, en s'appuyant sur le rabbin local et la police, à briser une grève ouvrière. (Bien entendu, la solidarité de classe vient à bout du méchant employeur).

Il faut ajouter à cet accès à la fiction le succès des journaux du Bund, tous rédigés en yiddish, sans oublier quelques tentatives d'écriture ouvrière à Vilna, il est vrai sans lendemain.(11) Ce travail pratique, auprès des masses, a nettement précédé les prises de position théorique du Bund quant au statut du yiddish. Ce n'est que lors de leur IVe congrès, en 1902, que les bundistes posent à la fois le problème de l'autonomie culturelle et celui de la langue en s'inspirant largement de l'Austro-marxisme de K. Renner et d'O. Bauer - ceux-ci ont tenté de rompre avec l'ancien modèle de formation nationale qui prévalait alors avec Kautsky dans le marxisme, le modèle «État - Langue - Nation». La mosaïque de peuples dans les États des Habsbourg, la fragilité du complexe austro-hongrois, avaient obligé les penseurs de la sociale-démocratie autrichienne à affiner quelque peu les concepts, à distinguer «nationalité» et «nation», à penser l'extra-territorialité de la question nationale et à substituer au modèle «État - Langue - Nation» le modèle, «Langue - Nation - État».(12)

Karl Renner avait posé le problème de «l'autonomie culturelle» des peuples au sein de la monarchie austro-hongroise. O. Bauer s'en était fait le véritable théoricien. Très sensible au problème de la langue, il était parfaitement conscient, reprenant en cela les idées de Herder, que la langue est bien autre chose qu'un instrument de communication:

«Le langage n'est pas uniquement un moyen de la transmission des biens culturels, mais constitue en lui-même un bien de culture. Le français n'est pas seulement différent de l'allemand parce que son langage lui lègue d'autres biens culturels mais aussi parce que le langage même est un bien de culture dont il a hérité et qui détermine par sa particularité, son discours, sa pensée, son caractère - si la rhétorique française diffère de la rhétorique allemande, la diversité des langues y est certainement pour quelque chose.»(13)

Le Bund va s'inspirer de Bauer, va réclamer une restructuration du P.O.S.D.R. sur des bases fédératives: une «association» fédérative des partis sociaux démocrates de toutes les nations à l'intérieur des frontières de l'État russe. Il va également réclamer, après des débats houleux en son sein, l'autonomie culturelle de chaque nationalité, et ce indépendamment du territoire où ses ressortissants résident. Comme le dit Medem: «La nation est comme la somme des individus qui appartiennent à un groupe historico-culturel donné, indépendamment de son implantation régionale.»(14) Le Bund quittera en 1903 le P.O.S.D.R. sans avoir obtenu gain de cause. Dès lors il va lutter pour le yiddish dans le cadre de sa théorie de l'autonomie culturelle, ayant à la fois à défier les assimilationnistes du P.O.S.D.R. et les hébraïstes des différents mouvements sionistes et sionisants. En 1907, un article intitulé Di Hofenung [L'espoir] résumait dix années d'activités du Bund sur le front du travail culturel: le Bund avait créé une culture yiddish, enseigné à lire aux ouvriers, crée une véritable tradition culturelle. En 1908, quand s'ouvrira la conférence de Czernowitz, le Bund sera l'un des mouvements les plus acharnés à vouloir faire du yiddish la seule langue nationale du peuple juif.

Attaquant l'hébraïste Ahad Ha-Am, K. Frumkin, écrit: «la vraie langue nationale, le «jargon» s'est développée par elle-même, grâce au travail que le Bund a accompli pendant de longues années au sein des masses juives. Les larges masses, grâce à l'effort du Bund sont devenues de plus en plus conscientes du besoin qu'elles avaient de voir publier dans leur propre langue. Parallèlement à ce besoin, la langue yiddish s'est développée en profondeur et en étendue, et ce malgré la persécution «du jargon» dans les journaux hébraïques et malgré la persécution de la part des organisations juives issues de classes supérieures»... Et il conclut: «la langue yiddish est devenue une langue littéraire au sens fort du terme et a progressivement remplacé l'hébreu. La littérature juive écrite en russe a vu également son terrain se rétrécir. Il s'est créé un nouveau lecteur juif, un lecteur de masse qui a conquis la maîtrise du yiddish pour lui-même. Il n'y a pas si longtemps un débat furieux faisait rage opposant la maîtresse (la langue sacrée) et la domestique (le jargon). Non seulement les fainéants du Hamelitz hébreu y prirent part, mais également les écrivains du journal yiddish Fraynd. Ce dernier avait décidé de se battre pour la défense du yiddish. Aujourd'hui, tout ce débat ne provoque plus qu'un sourire. Le yiddish n'a plus besoin d'avocat. Le yiddish ne se satisfait pas de cela pour autant. Il réclame ses droits non seulement dans la littérature mais dans les écoles. Dans le prolétariat et dans les basses classes opprimées de la Nation, le besoin est grand de voir naître un réseau d'écoles publiques juives (yiddish)».

Pour les sionistes de stricte obédience, l'hébreu seul est le symbole de l'esprit national juif. J. Klausner en 1903 dans le journal hébreu Hashiloah écrit un article sur Le jargon dans lequel il attaque le yiddish comme un des signes de l'humiliation de la diaspora, semblable au bandeau jaune que les juifs devaient porter au moyen âge. C'est le signe de notre servitude, dit-il, alors que l'hébreu exprime notre authentique «Moi national». Il faut combattre le yiddish, écrit-il en substance, parce que les Juifs croient que celui-ci leur appartient en propre alors qu'ils l'ont emprunté à autrui, tout comme ils ont emprunté le costume dit national avec le long cafetan et le chapeau de fourrure, le Streimel. De ce fait, le yiddish pour le sionisme est bien plus dangereux que les langues étrangères. Une langue étrangère, par définition, est étrangère; le yiddish semble être juif et ne l'est pas en réalité. Pour Klausner, la seule solution est la promotion de l'hébreu.

Les sionistes-socialistes, avec Syrkin, ont une attitude plus nuancée. Mais en gros ils rejettent le yiddish même s'ils l'utilisent à des fins de propagande, même si sur le plan individuel Syrkin a écrit en yiddish. Si le yiddish peut être considéré comme juif, écrit-il, c'est à cause de l'élément hébreu qu'il contient. Pour le reste c'est un jargon qui représente la dégradation du peuple juif en servitude sur la terre étrangère: «Vu que le jargon n'est pas la langue nationale mais seulement une de ces malheureuses formes populistes de la vie juive, le travail culturel doit inclure la substitution de l'hébreu et des langues européennes à cette langue dans la vie du peuple».(15)

Depuis la convention d'Helsinki, en 1906, les différents mouvements sionistes avaient décidé d'attacher plus d'importance à l'évolution des juifs de Russie en tant que nationalité, et donc d'opter pour l'autonomie culturelle et nationale sans oublier pour autant leurs buts ultimes. Cela explique sans doute leur plus grande souplesse à l'égard du yiddish qu'ils continuent cependant à combattre. L'argument le plus polémique de Syrkin, car le plus affectif, étant «que le yiddish ne peut être aimé». Les «seymistes», et les territorialistes dans leur ensemble, ont des sympathies yiddishistes sans rejeter pour autant l'hébreu. Ils se situent mal au plan du combat pour la langue, la situation la plus originale au sein du sionisme étant celle de B. Borochov le leader du Poo'alei Zion, sioniste mais farouche yiddishiste (tout en ne rejetant pas l'hébreu). Venu tard au yiddish, Borochov le maîtrisera rapidement et développera un souci de la recherche philologique rare à son époque dans les milieux juifs.

Dans de nombreux articles il défendra le yiddish comme la langue du peuple ayant pour mission de devenir une langue nationale. En effet écrit-il dans Der Oïsgaben fun der Yiddisher Filologi [Le développement de la philologie yiddish] de 1913 (mais élaboré bien avant), il ne suffit pas pour qu'une langue ait statut de langue nationale qu'elle ait de grands écrivains, de grands penseurs, de grands philologues, il faut encore que le peuple maîtrise la langue, qu'il ait accès en sa langue à la culture universelle. Il faut rendre le yiddish national, l'élever au rang de grande langue nationale et donc de grande langue universelle. S'en prenant à A. Ha-Am, il combat les hébraïstes en disant que depuis la Haskalah ils n'ont rien trouvé de nouveau. Ils vont partout répétant que le yiddish est un jargon, ils haïssent leur langue maternelle mais sont incapables de voir que le yiddish n'a même plus besoin de défenseur. Il est non seulement l'âme du peuple mais une langue en voie de devenir langue nationale. Il ne faudrait pas croire cependant que Borochov pour autant rejette l'hébreu. Pour lui, «le yiddish et l'hébreu sont comme le corps et l'esprit, chacun peut choisir selon ses idées d'être seulement corps, ou seulement esprit. Ce qui me semble nécessaire, c'est leur lien».(16) On voit ainsi qu'au sein du sionisme, si tout le monde aspire à faire de l'hébreu une nouvelle langue vernaculaire, la position est loin d'être unanime à propos du yiddish. Ni Klausner, ni Syrkin, ni Borochov ne partagent le même point de vue.

Les yiddishistes ne sont pas plus unis. En dehors du Bund, Dubnow est un fervent partisan du yiddish. Sans rejeter l'hébreu, il veut qu'on reconnaisse la légitimité du yiddish, comme la légitimité de la vie juive en diaspora. Il le répète sans arrêt dans sa correspondance polémique avec A. Ha-am sur ce sujet: «Tant et aussi longtemps que nous reconnaissons le mérite de l'existence nationale en diaspora, nous devons reconnaître le mérite du yiddish comme un des instruments de l'autonomie, ceci en liaison avec l'hébreu et les autres éléments de notre culture».(17) Zhitlowsky est enfin, à côté du Bund, le plus grand et le plus extrême défenseur du yiddish. Nous évoquerons sa pensée plus loin.

Ainsi, les transformations du Shtetl, les déplacements idéologiques, les luttes pour l'hégémonie politique et idéologique ont mis au centre des débats la question de la langue. Le yiddish, c'est entendu et acquis depuis longtemps, est la langue du peuple. Le yiddish, et c'est le plus nouveau, est devenu une langue littéraire. Le yiddish peut-il être en passe de devenir une ou la langue nationale du peuple juif? Qu'est-ce que cela peut bien signifier «une langue nationale»?

Il convient de s'arrêter ici sur quelques figures qui expriment avec le plus d'acuité les prises de position quant à ce problème de la langue, des hommes qui, pendant de longues années, ont été au centre de polémiques, dont les textes ont été disséqués, commentés, repris avec passion ou rejetés avec horreur. Ces grands personnages, comment les saisir en-dehors de leurs mémoires ou de leur autobiographie? Philippe Lejeune, dans ses travaux consacrés à l'autobiographie, définit le genre de la façon suivante: «récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité».(18)Cette définition permet à Lejeune de distinguer autobiographie et mémoires, autobiographie et journal, autobiographie et roman. Il montre cependant qu'en réalité tous ces genres s'interpénètrent, que les frontières sont floues, incertaines. Ce qui sépare fondamentalement l'autobiographie du roman, alors même qu'on a un récit, un narrateur, des personnages, une intrigue, etc. c'est la perspective: «Il s'agit de saisir sa personne dans sa totalité dans un mouvement récapitulatif de synthèse du moi».(19) Pas d'autobiographie sans cette quête du sens de sa vie, sans la recherche d'une unité rétrospective, sans mise à jour de lignes directrices. C'est aussi ce qu'il appelle «le pacte autobiographique». Pas d'autobiographie sans déclaration d'intention, sans le projet verbalisé de saisir et de comprendre sa propre vie.

Au-delà de ces distinctions claires, tout s'entremêle. Presque tous les écrivains juifs d'Europe orientale depuis la Haskalah ont écrit, au-delà de leur oeuvre fictionnelle et essayistique, qui des mémoires, qui une autobiographie. On peut même dire qu'avant l'éclosion d'une véritable littérature en yiddish (et avant le roman de Mapu en ce qui concerne l'hébreu) l'autobiographie était le grand genre, le genre lu avec avidité par les intellectuels, sinon par les larges masses. C'était le genre par lequel une autre transmission parallèle à la transmission de la tradition, s'opérait. Tous les grands écrivains ont laissé leur autobiographie, Mendele bien sûr, mais aussi Shalom Aleichem (écrite à la troisième personne), mais aussi Peretz et avant eux tous les penseurs de la Haskalah.

«La composition des oeuvres biographiques devrait permettre de dégager, par-delà les différences individuelles, un fond commun important, en particulier dans les récits d'enfance et d'adolescence: la gamme des événements qui ont semblé pertinents à l'autobiographie (à l'enfant qu'il fut) permet de constituer une sorte de récit-type dont il serait intéressant de voir comment il varie dans l'Histoire. On aurait ainsi un témoignage portant non sur la réalité historique (on a pour cela d'innombrables documents beaucoup plus précis), mais sur l'image que l'individu se fait de sa propre histoire, et sur l'évolution de ce phénomène dans le temps».(20) écrit fort judicieusement Philippe Lejeune, ouvrant ainsi à l'histoire culturelle une de ses meilleures pistes.

Quel est le mythe collectif de ces écrivains et comment ce mythe bouge-t-il, se déplace-t-il qu'il s'écrive en hébreu ou en yiddish?

Dans un premier temps, le scénario, le récit-type où l'on met fortement l'accent sur l'enfance est le suivant: une enfance au Heder (qu'on déteste) avec un maître ignorant, dans une atmosphère confite et sale. Une famille où l'orthodoxie religieuse ou hassidique pèse de tout son poids, une enfance plus ou moins malheureuse ponctuée de quelques souvenirs-clé, une adolescence dans des Yeshiva plus ou moins renommées où l'on commence à s'ouvrir à une culture plus universelle, un mariage précoce, arrangé par les parents et qui tournera mal, des lectures à la dérobée, à l'insu des autorités et du père, lectures de livres interdits, profanes, des premiers Maskilim. Fuite ensuite vers les centres de la Haskalah, Brody ou Odessa quand ce n'est pas Vienne, Berlin ou la Suisse. Fuite et errance, déracinement où l'on vit chichement de leçons d'hébreu. Souvent les autobiographies s'arrêtent là, à la fin de l'adolescence. Quand elles prennent de l'ampleur elles évoquent les débats et les polémiques du temps et tournent à l'itinéraire intellectuel et spirituel. Dans ces confessions tardives, l'écrivain explique comment et pourquoi il tenait à écrire en hébreu, ou pourquoi et comment il est «passé» au yiddish. L'écrivain «recoud» les morceaux épars de sa vie, cherchant, comme l'indique très bien Ph. Lejeune, à donner sens non seulement à sa vie, mais à titre exemplaire à celle de toute une génération. L'autobiographie est ici un grand mythe collectif. Dans une seconde phn'est plus l'itinéraire Maskil, c'est à présent l'itinéraire du sentiment national, qu'il soit pré-sioniste et sioniste (en hébreu en général, mais avec des exceptions), ou yiddishiste socialisant. Il s'agit d'itinéraires infiniment plus complexes où l'arrachement à la tradition passe par le souci de la russification, comme chez An-Ski et Zhitlowsky, puis par un retour aux sources premières qui n'est plus un simple retour mais un nouveau déplacement. Avec Ahad Ha-am au contraire, dont les mémoires sont plus épars et discontinus, il s'agit de la recherche éperdue des origines dans la quête d'un sionisme spirituel et d'une farouche défense de l'hébreu.

Si nous nous appuyons sur ces mémoires, sur ces autobiographies, sur ces véritables Bildungsromanen en première personne, ce n'est pas bien entendu pour tenter de rétablir «le vrai» au-delà du roman familial des auteurs, mais parce que ce roman familial est une dimension fondamentale de notre objet. Bien entendu, nous n'en resterons pas là. Nous nous fonderons aussi, et plus, sur les articles que ces écrivains ont écrit sur la langue. Le va-et-vient entre le roman familial et les prises de position explicites seront éclairants, à notre sens. Nous suivrons ainsi Zhitlowsky et Ahad Ha-Am jusqu'aux alentours de la conférence de Czernowitz.

Chaim Zhitlowsky naît dans un petit Shtetl près de Vitebsk, en Biélorussie, d'une famille de Hassidim obscurantistes. Une famille opulente, dont la belle maison ouvre sur la rue principale ses vingt fenêtres en façade. Pour Zhitlowsky, dès le départ, le fanatisme religieux et les affaires seront liés à jamais. Il va, comme tous les petits garçons juifs du Shtetl, au Heder dès l'âge de trois ans. Il déteste l'institution, s'enfuit et n'y retourne plus. Sa famille fait venir à domicile des précepteurs: un maître d'hébreu, un maître de russe. Mais la famille parle le yiddish, auquel il s'attache. Il aime écouter les chansons populaires chantées par les domestiques, les tailleurs, les cordonniers qui travaillent dans l'arrière-cour de la somptueuse demeure. A partir de là, la vie de Chaim Zhitlowsky est un «véritable roman» qu'il nous expose par le menu. Le jour de sa Bar-mitzvah, en se promenant dans la rue, il fait la rencontre, et cette rencontre sera décisive, de Sh. Z. Rapoport, connu sous le pseudonyme d'An-Ski. Ils deviennent très vite des inséparables, partageant les mêmes aspirations, les mêmes idéaux. Ils se parlaient en yiddish, tentèrent même de fonder à Vitebsk un journal yiddish (Les cloches de Vitebsk), mais, très vite, ils passèrent ensemble au russe qui les fascinait. Ils décidèrent qu'ils faisaient désormais partie des Novie Lioudi [hommes nouveaux]. Au lycée, Zhitlowsky rencontra Rotner un agitateur populiste qui le mit en contact avec la pensée révolutionnaire. Il se mit à lire Marx. Zhitlowsky devint ainsi selon ses propres termes à la fois un «socialiste» et un «russe», changeant son nom juif de Chaim Zhitlowsky en un nom typiquement russe: Yefim Ossipovitch. Au moment où il change de nom et de langue, Zhitlowsky abandonne le lycée où l'atmosphère bourgeoise lui semble trop pesante, et part en Ukraine afin d'oeuvrer (tels les populistes) au sein du peuple ukrainien. Il fait en 1882 un crochet par Toula où résidait un oncle d'An-Ski. Il y reste un an et demi sans faire de véritable travail d'agitation révolutionnaire au sein des masses, ce pourquoi il était parti, mais il lit beaucoup dans sa solitude, puisant dans la bibliothèque de l'oncle, achetant tout ce qui se trouvait chez le bouquiniste de la ville. Il découvre Lavrov. S'imprégnant de ses idées, il approfondit, si l'on peut employer ce terme, sa «nouvelle identité russe» en perdant toute trace d'accent. Yefim Ossipovitch parle à présent le russe comme n'importe quel membre de l'intelligentsia. Il tombe par hasard sur la première oeuvre yiddish de Mendele Mokher Seforim (Le petit homme) et s'aperçoit qu'il n'arrive plus à lire le yiddish avec aisance. Mais cela ne constitue pas un drame à ses yeux.

En 1883, sa mère lui demande de venir passer l'été avec elle, dans le Shtetl de son frère, un Shtetl typiquement juif. Il passa dans cette atmosphère juive qu'il avait oubliée depuis longtemps l'été et une partie de l'automne. Encore une fois, il passa son temps à dévorer les livres de la bibliothèque de son oncle consacrés à la Haskalah et au nationalisme juif. Sans se laisser directement influencer par ces nouvelles lectures, il prit cependant la résolution de ne pas retourner travailler au sein du peuple en Ukraine. Il s'en revint à Vitebsk où il connut sa «nuit pascalienne».(21)

En lisant une nouvelle de N. Chtchedrin, Le vieux loup, il ressentit comme une douleur insurmontable. Il y vit l'allégorie du peuple juif. Le vieux loup que personne n'aime, qui se défend comme il peut, parfois en attaquant, qui prend sur lui toute la haine du monde. A la fin de la nouvelle le vieux loup est abattu d'une balle de pistolet et au moment de mourir il se sent plus léger, comme délivré. Il voit la mort comme le messie, le sauveur. Zhitlowsky raconte dans ses mémoires combien il s'est senti meurtri, humilié. Il s'est écrié tout à coup: «alors c'est comme ça? mourir? s'assimiler? Ils n'y arriveront pas». C'est alors que mûrit en lui ce qui deviendra «le nationalisme de la diaspora». Il n'était pas question, dans une pensée qui va se construire peu à peu, à travers bien des péripéties et des aléas, de partir, de quitter la Russie pour Sion ou tout autre territoire. Il fallait rester là sur place, pour fonder un socialisme juif, un socialisme juif en diaspora. A partir des années 1885-1886, l'oeuvre polémique de Zhitlowsky commence, réfléchie par ses mémoires. Elle ne s'éteindra qu'à sa mort. Homme à scandale, provocateur, ne craignant pas l'isolement ni les virages idéologiques parfois fort brusques, il va défrayer la chronique pendant près de quarante ans. De cette oeuvre immense, diverse, nous ne retiendrons que ce qui a trait à la langue et non pas ses articles philosophiques, économiques ou littéraires. Zhitlowsky a beaucoup écrit sur le problème de la langue, prônant le yiddish comme langue nationale, tournant en dérision les hébraïsants. Il commence par se réapproprier son vrai nom. Plus de Yessim Ossipovitch, à nouveau Chaim Zhitlowsky. Il voyage beaucoup, passe quelques années à Zurich et à Berne où il devient docteur en philosophie, se rapproche des socialistes-révolutionnaires, traduit le Manifeste du parti communiste de Marx en yiddish, et fait paraître en 1897 une brochure: Pourquoi précisément le yiddish?

Il y explique que le yiddish est comme le substitut d'un territoire, qu'il est le véritable rempart contre l'assimilation, que si les Juifs tiennent à leur langue (la langue des masses) et s'ils arrivent à la conserver, ils demeureront un peuple. Le yiddish c'est la langue que le peuple parle et qu'il aime. Les intellectuels qui ont prôné l'hébraïsme et la russification n'ont rien compris. Ils se sont éloignés du peuple, des masses. Et il leur lance cet appel: «revenez au yiddish», «revenez au sein du peuple». Après avoir écrit de nombreux articles sur la question du sionisme (pour le combattre), et sur le socialisme qu'il prône à sa manière, Zhitlowsky publie en 1904 un important article intitulé Le peuple juif et le yiddish dans lequel il établit un parallèle entre le destin du peuple et celui de la langue. Il n'est pas exagéré de dire que, quatre ans avant la conférence de Czernowitz, cet article eut un impact prodigieux, qu'il fut au centre de toutes les conversations, tous les écrits et prises de position de l'intelligentsia juive. Avec une maîtrise argumentative et stylistique incomparable, Zhitlowsky montre que le peuple et la langue ont subi le même rejet. On ne reconnaît pas aux Juifs le fait de constituer un peuple. On dénie qu'ils soient une nation, voire une nationalité. Au lieu d'un peuple ou d'une nation, ils sont des «gens en tas», des «gens en vrac». Il en est de même de la langue longtemps tenue pour une non-langue, pour une «langue en vrac», «un tas de mots». Le passage consacré à la langue dans l'article est particulièrement percutant. Il y a bel et bien une langue qui a ses propres régularités, ses règles, ses normes. Le fait que le yiddish n'ait pas encore eu de grands grammairiens ne l'empêche pas de posséder une grammaire. C'est comme si on disait que tel pays n'a pas de climat sous prétexte que les climatologues ne l'ont pas encore étudié. Le système de la langue est au contraire fort complexe. L'ordre des mots dans la phrase yiddish ne se fait pas au hasard, les pluriels de type germanophone ou hébraïphone sont rigoureux, la conjugaison est fixée, de même que les déclinaisons. Comment peut-on dire qu'il n'y a pas de règles! Pour montrer à quel point la langue est un système, Zhitlowsky va se jouer d'elle en composant un poème sur une faute repérée dans un journal yiddish pourtant fort lu, Der Fraynt. Voulant faire savoir à ses lecteurs que les oeuvres du poète Frug venaient de paraître, il annonça la sortie de deux volumes. Malheureusement, le rédacteur se trompe de mot, il trébuche sur la règle du pluriel: «un volume» se dit en yiddish ein band «deux volumes» se dit Tswei bend et le journal, au lieu de bend a écrit bender ce qui signifie «bandeau», «corde de tissu», mais absolument pas «tome» ou «volume». Le poème de Zhitlowsky joue sur les mots, sur les finales et les accords au pluriel. Ce que Zhitlowsky veut montrer par là c'est que si les poètes peuvent comme les enfants se jouer de la langue, le journaliste, celui qui utilise la langue comme moyen de communication et donc de signification a affaire à une langue beaucoup plus régulière qu'il n'y paraît et que ce n'est pas parce qu'on fait des fautes que la régularité n'existe pas. Pour Zhitlowsky, la philologie du yiddish est encore dans l'enfance (idée chère à Borochov également) elle a besoin de s'affermir, de se développer.

Dans une autre partie de son article, Zhitlowsky poursuit son parallèle entre le peuple et la langue en insistant sur leur pauvreté à tous deux. A peuple démuni, langue appauvrie. L'économie politique explique la pauvreté du peuple. Qu'est-ce qui explique la pauvreté de la langue? Essentiellement, à ses yeux, le fait que toute l'intelligentsia l'ait combattue, détestée, diffamée pendant de longues années, en particulier les hébraïsants. A partir de ce moment, Zhitlowsky va se livrer à une violente attaque contre les hébraïsants et à une défense et illustration du yiddish qui est restée célèbre dans les annales du yiddishisme.

L'hébreu, reconnaît-il, est une langue riche, une belle langue, la langue du sacré. Peut-on dire pour autant que l'hébreu est la langue du peuple juif? Absolument pas. S'il en était ainsi, il faudrait dire que la langue du peuple est celle que le peuple ne parle pas, qu'il ne comprend pas. L'hébreu est la langue de notre intelligentsia. Mieux, d'une partie de notre intelligentsia, et encore, uniquement sur le plan de l'écrit, un peu comme le latin fut autrefois la langue écrite des hommes de lettres du moyen âge. Qu'adviendra-t-il plus tard de l'hébreu? Nul ne saurait le dire, mais personne ne saurait le tenir pour la langue du peuple juif, la langue populaire des juifs. L'hébreu a porté ombrage à l'évolution du yiddish, langue maternelle du peuple juif. Une langue écrite est comme un jardin de fleurs. Il faut l'entretenir avec soin, il faut l'observer, le surveiller, arracher les mauvaises herbes. Si le yiddish avait été de longue date une langue écrite, une langue de littérature, l'unique langue écrite de notre peuple, il pourrait, et ce depuis longtemps, être fier de la richesse, de la somptuosité de ses fleurs. L'intelligentsia hébraïsante exhibe l'hébreu comme son enfant unique, le cajole, le lave, le peigne, le soigne alors que la langue du peuple est vue par elle comme un enfant illégitime, un bâtard sans parents, sans tendresse, sans amour. Pas étonnant que notre yiddish soit abandonné à lui-même! L'intelligentsia hébraïsante a fait de l'hébreu un petit jardin de roses alors que le yiddish est resté un champ sauvage, un champ non défriché. Sur cette étendue désolée, n'ont pu pousser que des mauvaises herbes, des ronces, des orties.

Zhitlowsky, ensuite, s'interroge. En face de ce mépris séculaire, le peuple, lui, comment voit-il sa langue? La voit-il avec les yeux de l'intelligentsia? Absolument pas. Le peuple s'est approprié la langue comme, à sa façon, il s'est approprié le sol. Il a fait d'une terre étrangère (le moyen-haut-allemand), son propre sol, ses propres racines, sa propre langue. Il a donné à la langue en se l'incorporant une nouvelle forme, un nouvel esprit, un humour nouveau. Il l'a dotée de sentiments inconnus, d'inflexions nouvelles. Il l'a fait sienne et lui a donné un nom, le yiddish. Le peuple a établi une différence entre l'ivri-taïch, langue issue d'un idiome étranger, et le yiddish, sa langue, la langue du peuple juif. Vient alors l'affirmation fondamentale qui a fait scandale, suscité bien des polémiques, provoqué des articles haineux, ou au contraire des soutiens tenaces:

«La langue des juifs n'est pas l'hébreu mais le yiddish, et celui qui se rit du yiddish se rit par là même du peuple juif; celui qui ne sait pas un traître mot en yiddish est en réalité un demi Goï. C'est ainsi que le peuple et non l'intelligentsia voit le problème.»(22)

Que faudrait-il faire, dès lors, pour enrichir le yiddish? Une langue n'est riche, dit-il, que lorsqu'elle n'est pas simplement langue vernaculaire, lorsqu'elle sort des simples réseaux de la communication, lorsqu'on peut en faire un usage gratuit, ludique et esthétique. C'est ainsi que les enfants font du langage une fin en soi, s'approprient les mots pour leur magie sonore, c'est ainsi que les poètes jouent avec, se jouent des mots. C'est ainsi que les philosophes, par leur discursivité, utilisent la langue à des fins argumentatives. Tous font un usage de la langue qui transcende la simple communication, la simple signification. Il faut que le yiddish atteigne ce niveau.

Quelques années plus tard, Zhitlowsky sera un des organisateurs de la conférence de Czernowitz.

Ahad Ha-Am ne nous laisse pas une autobiographie, mais des mémoires qu'il commence à rédiger en 1886, lorsqu'il s'installe à Odessa. Il entreprend la rédaction de ses mémoires, dit-il pour «satisfaire le besoin que je sentais parfois de m'évader du monde, d'être seul à seul avec moi-même, de façon à pouvoir faire le bilan, pour moi et pour moi seul de mes pensées et de mes actions».(23) Très vite cependant il rédige ses mémoires comme ses articles, ne distinguant plus ce qui doit être publié de ce qui doit rester secret. Il abandonne la forme narrative et n'écrit plus que des notes discontinues. Ce sont donc des mémoires fragmentés, morcelés. Après son installation à Tel-Aviv en 1922, il reprend ses notes, dicte ses mémoires à son secrétaire ou répond aux questions de ses amis afin de donner plus de cohérence à l'ensemble. On est loin de l'autobiographie systématique, en plusieurs volumes, de Zhitlowsky. On est en face d'un fourmillement de remarques qui balisent néanmoins un itinéraire intellectuel.

Ahad Ha-Am, de son vrai nom Asher Hirsh Ginzberg, est né dans la région de Kiev, à Skvira célèbre pour ses dynasties de Zaddikim, c'est-à-dire de chefs charismatiques du mouvement mystique hassidique. Il naît lui aussi, comme Zhitlowsky, dans une famille très pieuse, fanatique, de Hassidim, une famille très fortunée. Il reçoit une éducation traditionnelle ainsi que les leçons d'un précepteur.

Il raconte dans ses mémoires l'atmosphère étouffante, l'obscurantisme qui caractérisaient la vie de sa famille. Il prit l'habitude de fumer très tôt, vers onze ans par nervosité semble-t-il. Ses parents s'en inquiétèrent immédiatement, consultèrent un médecin célèbre qui leur fit savoir que leur fils était condamné s'il n'arrêtait pas immédiatement de fumer. Asher Ginzberg accepta, mais sa nervosité lui fit chercher une autre marotte. Il trouva dans la bibliothèque de son père un livre d'algèbre et de géométrie rédigé en hébreu. L'algèbre se mit à le fasciner, il en oublia de fumer. Il se mit à l'algèbre avec passion et finit par écrire des formules mathématiques sur toutes les portes et les fenêtres de la belle maison de son père. Ses grands-parents prirent peur. On évoqua la possibilité de quelques diableries. On interdit l'algèbre; le futur Ahad Ha-Am se remit à fumer.

Son enfance ne paraît pas très heureuse. Il fait mention d'un déplacement de Skvira à Gopitshitza, dans la région de Berditchev, mais il reste comme insensible au paysage. «Bien que j'aie passé le plus clair de ma jeunesse dans un village, je n'ai pas acquis l'amour de la nature. Nous vivions dans une grande maison... avec de très nombreuses pièces et un grand jardin donnant sur la rivière qui traversait le village. Mais je ne m'occupais que de livres, je ne faisais qu'étudier. Je n'attachais aucun prix aux beautés de la nature. Je n'ai même pas appris à monter à cheval correctement. Mon seul contact avec la nature, mes promenades fréquentes à travers le champ de maïs».(24)

Bon élève au Heder - il apprendra aussi le russe et l'allemand - il est confronté dès son plus jeune âge à une double culture, un double environnement. Sa famille en effet vit dans deux mondes, deux temporalités. La grande maison respire le luxe européen: marqueterie, meubles Louis XVI, miroirs de Venise, domesticité nombreuse, vie mondaine, même avec les officiels du district et l'aristocratie. La vie familiale, elle, suit les préceptes de la vie religieuse et, au-delà de la mondanité apparente, c'est la fermeture à l'extérieur.

Le jeune Asher est marié jeune, par la famille, en 1873. Péripétie dont il n'y a pas grand chose à dire. Il en parle dans ses mémoires avec résignation. Ce qui compte, en revanche, c'est sa rencontre avec la Haskalah, avec le rationalisme, la perte de la foi.

En 1884, il s'installe à Odessa, à ce moment-là un des plus grands centres de la vie intellectuelle juive. Il entre très vite en contact avec l'intelligentsia hébraïsante, le mouvement des Hibbat Zion. Il restera à Odessa jusqu'en 1907 et c'est là que débutera sa carrière d'essayiste. C'est là aussi qu'il va trouver son pseudonyme. Ahad Ha-Am se décompose en: Ahad, «l'un», et Ha-Am, «d'entre eux», «d'entre le peuple». Ahad Ha-Am, c'est «un du peuple», pseudonyme éminemment idéologique qui concentre à la fois le choix de la langue (l'hébreu), la visée idéologique (les Juifs comme peuple), et la position de l'écrivain ne se voulant ni chef charismatique, ni leader, mais une simple voix, un simple porte-parole.

Il débute par une satire, Ktavim Balim [Le vieux manuscrit abandonné]. Le texte se présente comme l'autobiographie d'un boutiquier. En fait c'est, de façon déguisée et sous une forme fictionnelle explicite, le propre itinéraire d'Ahad Ha-Am, ses propres interrogations, son propre programme. Le boutiquier nous dit qu'il a grandi dans un milieu hassidique, qu'il devint un Maskil par la suite, sans pour autant être totalement au clair sur le problème religieux, ne sachant pas se situer sur le plan idéologique et politique. La lecture d'un livre fut décisive pour l'évolution de ses idées (notons que dans cette mise en abyme de l'autobiographie on retrouve les moments décisifs, les illuminations diverses qui rythment les «vraies» autobiographies). Il lut donc Mapu, ce qui le décida à écrire en hébreu, pour des journaux et des magazines, La solution du problème juif. Mais il n'était pas au bout de ses peines, devant envisager les diverses solutions que le champ discursif de l'époque lui offrait. Il les passe toutes en revue, se faisant l'avocat de toutes les propositions tour à tour. D'abord l'assimilation (on retrouve ici le premier itinéraire de Zhitlowsky lorsqu'il devient Yefim Ossipovitch). Les pogroms de 1881 viennent mettre fin à ce rêve. Sa propre boutique est mise à sac, il est désespéré. Dans son désespoir, il sent se fortifier en lui l'idée de la survie du peuple juif. Notre boutiquier change alors du tout au tout et devient le champion de l'installation en Palestine, de la colonisation agraire, idée chère au mouvement Hibbat Zion. Il s'aperçoit que cette idée n'est pas très populaire dans les masses, mais en dépit de son scepticisme il l'adopte. Apprenant que le gouvernement turc s'opposera à l'installation d'une patrie juive en Palestine, l'auteur désespéré décide de se taire. Et le manuscrit s'arrête là. Ahad Ha-Am semble se rire de son personnage, de son indécision mais en réalité, il nous rend compte par-là de ses propres contradictions. Le chemin est déjà balisé cependant. La langue: l'hébreu. Les refus: celui de l'assimilation. La solution: la Palestine en dépit de toutes les nuances et les clivages qui vont l'opposer à Hibbat Zion et au sionisme politique de Herzl.

La carrière de Ahad Ha-Am commence vraiment avec l'article qui l'a rendu célèbre. Ce n'est pas le chemin (1888), où il critique l'optimisme puéril de Hibbat Zion. Nous ne nous attacherons pas ici à l'argumentation politique et idéologique d'Ahad Ha-Am, ni à sa problématique du «sionisme spirituel».(25) Nous ne retiendrons, comme pour Zhitlowsky, que ce qui a trait à la langue. Ce qu'il faut souligner dès l'abord, c'est son apport personnel au façonnement de l'hébreu moderne. Dès cet article les lecteurs ne pouvaient qu'être frappés par la nouveauté du style. Il développait une véritable argumentation distanciée, sans se mettre directement en avant, laissant jouer les idées et le raisonnement. Il disait ce qu'il avait à dire avec une économie de moyens très rares dans la littérature hébraïque bien connue pour sa grandiloquence et ses fioritures stylistiques. Ce qu'il écrivait était clair, incisif, sans un mot de trop. Ahad Ha-Am dans la querelle linguistique, c'est avant tout celui qui rend l'hébreu vraiment crédible comme langue moderne propre à se lancer dans la bataille des idées.

Le rapport de Ahad Ha-Am au yiddish est complexe. S'il a refusé de suivre ceux qui fanatiquement refusaient le yiddish (ceux qui par exemple ont interdit à Zhitlowsky de faire ses conférences en yiddish lors de sa venue en Israël) il s'est toujours élevé contre «le jargon».

Dans une lettre de 1898 il se demande comment il se fait que l'ouvrage de Herzl en hébreu ne se soit vendu qu'à 3 000 exemplaires alors que Shalom Aleichem en yiddish atteint des tirages de 27 000 exemplaires.

En 1899, il envoie un article non signé au journal yiddish Der Yid, qui venait de se fonder et cherchait sa voie. Son argumentation résume assez bien sa position sur la langue. Quel est ce Juif que vous voulez atteindre dans sa langue? demande-t-il à la rédaction. Si quelqu'un voulait fonder un journal en hébreu, je n'aurais aucun problème. Je comprendrais tout de suite qui le journal vise. Je saurais que le journal veut parler au peuple juif de sa judaïté, car les Juifs qui comprennent l'hébreu se retrouvent partout dans le monde. L'hébreu est la langue nationale du peuple juif. Ne pas connaître cette langue est une honte. Un journal en hébreu contribuerait à sa façon à développer «le besoin» de la langue. Ce serait naturel. Mais un journal en jargon, à quoi cela peut-il servir? Certes le jargon c'est la langue maternelle, la langue de la découverte des premiers sentiments et en principe tout le monde aime et défend sa langue maternelle. Nous seuls ne connaissons pas l'amour de la langue maternelle, ce langage ne nous est pas cher car il n'est point nôtre, nous n'avons aucune tendresse pour lui, nous ne nous intéressons pas à son sort, à son évolution. Le jargon est une langue étrangère, la tache de la diaspora en nous. Il faut retrouver nos propres racines. Notre vie nationale a sa source dans le temps où le «mic mac» n'était pas encore notre langue. Oublier notre culture d'avant le jargon, c'est oublier ce qui fait notre fierté, c'est croire qu'on est un peuple né d'hier. S'il en était ainsi, si la culture du peuple juif n'était advenue qu'avec le jargon, on pourrait peut-être aimer ce langage, le travailler, le transformer, en faire une langue nationale. Mais il n'en est pas ainsi. Un peuple ne peut sortir de sa propre mémoire, de son propre passé. Le Volksgeist du peuple est façonné par son histoire.

Où Ahad Ha-Am veut-il en venir? Il critique sévèrement la rédaction pour sa visée linguistique et idéologique. Qui est le destinataire d'un tel journal, d'une telle littérature? Ahad Ha-Am reprend ici les arguments traditionnels de la Haskalah. Un tel journal ne peut servir que des masses illettrées, «les juifs ordinaires» qui ne comprennent que cette langue. Il faut donc n'écrire en yiddish que des choses élémentaires de façon à faire accéder les masses, par ce moyen, au judaïsme.

Ce qui scandalise Ahad Ha-Am c'est que la rédaction de Der Yid ne prend absolument pas ce chemin. Elle vise un public éclairé, cultivé, veut toucher à des sujets complexes, politiques et idéologiques, dire la nation, la judaïté en yiddish.(26)

Ahad Ha-Am reprendra inlassablement les mêmes arguments.

En 1902, il part en guerre contre ceux qui veulent faire du yiddish une langue littéraire et une langue nationale: «nos aïeux savaient que le jargon n'était en rien leur langue nationale ni leur langue littéraire. Aujourd'hui se sont levés des gens qui veulent faire du jargon une langue nationale sous prétexte que la majorité du peuple le parle et non pas l'hébreu qu'on a cessé de parler depuis des siècles. Mais on n'a jamais vu dans l'histoire qu'un peuple adopte comme langue nationale une langue étrangère imposée en terre étrangère».(27)

Dans sa correspondance avec Dubnow il s'élève violemment contre le yiddish en reprenant toujours les mêmes arguments, et la conférence de Czernowitz le mettra en fureur. Il l'assimilera à un Purim-Shpil un de ces jeux carnavalesques auxquels on se livrait le jour de la fête de Purim. Pour Ahad Ha-Am, il y a un rapport étroit entre religion, langue et littérature:

«Quand nos aïeux après la perte du second temple ont senti vaciller le corps de notre peuple, ils ont cherché à circonscrire «l'avoir national» afin qu'il ne disparaisse pas en même temps que la disparition du territoire. Ils l'ont circonscrit avec les éléments suivants: la religion et la littérature, et comme fondement des deux, la langue. Ces éléments ont constitué les trois liens qui dès lors ont relié le peuple éparpillé de par le monde...»(28)

Dans son essai sur La guerre des langues, il développe à nouveau son argumentation. La plus grande calamité est de voir dans le yiddish la langue nationale du peuple juif. Il s'agit d'une langue comme une autre imposée par l'exil, par les circonstances. Il insiste: «une langue nationale n'est pas forcément la langue parlée par les masses... La condition nécessaire d'une langue nationale n'est pas d'être une langue maternelle mais d'être le véhicule de l'expression nationale à travers les âges... Si peu orthodoxe que cela puisse paraître, je dois dire farouchement que le yiddish à mes yeux ne constitue pas une menace. Que par tous les moyens, de bons livres soient écrits en yiddish pour l'éducation des masses! Aucune littérature nationale ne sortira du yiddish. Tout ce qui est digne de passer à la postérité sera écrit en hébreu ou en traduction hébreu, comme il en fut de cette part de la littérature juive écrite d'abord en arabe ou dans d'autres langues. Tout le reste disparaîtra complètement avec la disparition du yiddish. Peut-on douter en effet que le yiddish disparaîtra d'ici deux ou trois générations? Que nous le voulions ou non, nous ne pourrons pas changer le cours des événements. La langue que nous parlons est rendue nécessaire par les besoins de notre vie quotidienne, et si ces conditions qui nous sont faites sont telles qu'elles nous amènent à parler une autre langue, le yiddish est condamné et aucune propagande ne le sauvera. Quand il cessera d'être une langue parlée, il ne servira pas comme langue littéraire alors que l'hébreu a survécu ces quelque deux mille ans. Aucun juif ne consentira jamais à apprendre le yiddish ou à l'enseigner à ses enfants avec le sentiment d'accomplir un devoir national, alors qu'il y a toujours eu et qu'il y aura toujours des juifs qui apprendront l'hébreu et l'enseigneront à leurs enfants comme obligation envers notre vraie langue nationale.»(29)

La rigueur de l'argumentation de Ahad Ha-Am, sa cohérence ne saurait cependant faire oublier la complexité et les contradictions d'une personnalité qui ne se livre pas facilement. Il faut vraiment mettre bout à bout ses essais, ses mémoires et son énorme correspondance pour avoir enfin une idée de sa personnalité. Il a écrit des aphorismes auxquels il tenait beaucoup mais qu'il hésita à publier, essais littéraires qui échappent totalement à quelque problématique nationale que ce soit. Par ailleurs cet ardent nationaliste, ce farouche défenseur de la Palestine et du sionisme spirituel écrit à Dubnow en 1923:

«Je suis écrasé, brisé, je plonge dans un désespoir duquel je ne peux émerger... Je vis ici parmi mes amis les plus chers, les plus intimes - Je reçois des marques de respect et d'affection de tous côtés, mes enfants sont très près, et je puis étudier en paix, dans le calme; et tout cela en Palestine à laquelle j'ai rêvé toutes ces longues années. Et avec toutes ces conditions idéales, je reste assis et je m'ennuie de Londres! Je ne veux pas dire par là que mes amis de là-bas, les quelques trois ou quatre amis que j'avais là-bas, me manquent. Non, je m'ennuie de Londres, tout simplement, de ses rues bruyantes, de ses places, de ses marchés, de la ville où j'ai passé de si longues années sans lumière et sans air, du brouillard étouffant et ainsi de suite... Ces nostalgies, assez douloureuses par elles-mêmes, me perturbent car elles sont comme le signe d'un désordre de l'esprit. Autrement elles ne seraient pas possibles.»(30)

Rationaliste jusqu'au bout, Ahad Ha-Am ne croit pas l'inconscient, ne peut saisir même de façon fugace qu'il est habité par d'étranges contradictions. En revanche nous l'avons vu, dans ses prises de position publique il croit fermement au Volksgeist, à l'esprit du peuple, à ses racines qui plongent très loin dans le temps légendaire de l'avant second temple et dans la langue hébraïque. C'est pourquoi il ne peut accepter le yiddishisme qui s'exprime avec force lors de la conférence de Czernowitz.

La Conférence sur le yiddish se tient donc à Czernowitz en Bukovine du 30 août au 4 septembre 1908, à l'initiative de N. Birnbaum. Y affluèrent plus de 70 délégués, balayant tout le spectre politique et idéologique de l'intelligentsia et des masses juives. Mendele Mokher Seforim et Sh. Aleichem s'étaient tous les deux fait excuser pour raison de maladie. On comptait le plus prestigieux des écrivains, déjà un classique, I. L. Peretz, les écrivains Sholem Asch, A. Reisen, D. Nomberg, les linguistes N. Prylucki, M. Mieses, des politiques, «Esther», leader du Bund et Khazanovitz du Po'alei Zion. C. Zhitlowsky avait été un des organisateurs et comptait bien imposer la reconnaissance du yiddish.

Le calendrier était chargé et l'on comptait débattre des thèmes suivants:

C'est N. Birnbaum qui ouvre les débats. Lui aussi nous a laissé son autobiographie. Il est né à Vienne en 1864 d'une famille hassidique venue de Galicie. Son père abandonna plus ou moins les anciennes pratiques et devint Maskil. Birnbaum fréquenta l'école allemande et devint un pur produit de la culture allemande. Il entra à l'Université de Vienne où il fréquenta des cercles juifs nationalistes présionistes. Il lança un journal, Selbst Emanzipation, d'après le titre de Leon Pinsker. Il devint juriste, se dépensa sans compter pour les affaires de la communauté juive et finit par être un militant sioniste. Déçu par Herzl, il quitta le mouvement, se tournant dès lors vers les Juifs d'Europe orientale qu'il considérait comme le vrai peuple juif, vivant de sa culture propre. Il élabora dès lors une théorie du nationalisme en diaspora qui devait le rapprocher de Zhitlowsky et dans laquelle le yiddish, langue de la diaspora, devait être promue au rang de grande langue. C'est ainsi qu'il en vint à préparer Czernowitz. Par la suite son itinéraire intellectuel, loin de rejoindre celui de Zhitlowsky, le ramènera à la religion. Birnbaum représente ainsi un des itinéraires de l'intelligentsia juive, de l'assimilation au sionisme, du sionisme au nationalisme diasporique, du nationalisme diasporique au judaïsme en tant que religion.

Dans son discours d'ouverture, il esquisse une histoire culturelle du yiddish langue d'abord méprisée. Les intellectuels alors sont sensibles à l'assimilation, au charme des grandes langues européennes. Puis le sentiment national les submerge, mais ils ne se sont pas mêlés au peuple. Le yiddish ne s'est pas laissé impressionner par le sourire dédaigneux des intellectuels, il a suivi son bonhomme de chemin, vaille que vaille. Une nouvelle intelligentsia est née qui a vraiment considéré le yiddish comme l'âme du peuple, comme une part d'elle-même. Birnbaum évoque avec des accents lyriques la vision nouvelle, cette nouvelle intelligentsia.

I.L. Peretz dans un discours très attendu exalte la conférence comme un grand moment historique, quatrième étape d'un long processus de libération. La première étape a été le Hassidisme comme religion populaire, comme religion des ignorants en face des lettrés. Le hassidisme ou «la Torah pour tous» a forgé une littérature populaire en yiddish. Les récits de Nahman de Bratslav sont les premiers textes littéraires populaires en yiddish. La seconde étape a été celle de l'émancipation des femmes, de leur littérature en yiddish la seule à laquelle elles avaient accès. Dès lors le peuple juif avait deux langues; une langue de lettrés, une langue pour la maison de prières, la langue de la Torah et de la Gemora et une autre langue pour les «ignorants», «les illettrés» et «les femmes». Un troisième moment a marqué ce processus de libération, celui de l'émergence du prolétariat juif qui s'est forgé son propre instrument de lutte et d'émancipation: le yiddish. On a vu alors apparaître à grande échelle, le livre yiddish, la bibliothèque yiddish. Mais tout cela n'était pas suffisant. «Si nous sommes réunis ici [à Czernowitz] pour proclamer que notre yiddish est une langue à l'égale de toutes les autres langues, c'est parce qu'il y a eu un quatrième moment dans ce processus de libération, le moment de la prise de conscience nationale. Nous disons à la face du monde que nous sommes le peuple juif et que le yiddish est notre langue et c'est dans cette langue que nous voulons vivre, créer et développer notre culture. Il nous faut beaucoup travailler pour faire de notre yiddish une grande langue à l'égal des autres.»(31)

La conférence va se poursuivre au milieu de débats houleux. Sholem Asch demande qu'on traduise la Bible en yiddish. Esther, représentante du Bund, propose, elle, de traduire en yiddish les grandes oeuvres de la littérature européenne. Chacun fait état de ses propositions jusqu'au moment où Peretz propose la mise sur pied d'une organisation qui permettrait de donner suite aux travaux de la conférence. Deux oppositions se font entendre. D'abord celle des hébraïsants, pour lesquels le yiddish n'est toujours qu'un jargon incompréhensible pour le reste de la société.

Un homme fit irruption sur la scène lors d'une séance de discussion habillé de façon traditionnelle avec le kaftan noir (la Kapote) et la calotte (la Yarmelke). Il s'écria: «je vais vous raconter une histoire» et les délégués firent silence autour de lui. Il se mit à raconter l'histoire de deux Juifs se poursuivant devant le tribunal pour une affaire de Shofar qui avait été volé au Besmedresh. Ils tentèrent d'expliquer au juge de quoi il était question. Finalement le juge s'écria: «c'est une trompette en somme». Et le vieux Juif d'apostropher la salle: «vous parlez sans arrêt de langue, mais est-ce que le yiddish est une langue?».(32)

La seconde opposition vint du Bund, d'Esther qui craignait qu'une telle organisation ne fût un nouveau moyen de nier la division en classes de la société juive, qu'elle reconstituât sous la manteau linguistique et culturel le mythe de la fraternité juive.

En dehors de Zhitlowsky se battant pour que le yiddish soit reconnu comme la langue nationale du peuple juif, le conférencier le plus scrupuleux fut sans doute M. Mieses le linguiste. En plus de son discours il donna un long texte qui constitue «le manifeste du yiddish». Il y montre la relation étroite existant entre le peuple et sa langue. Qui perd sa langue perd son âme, écrit-il. Mais une langue a toujours une histoire complexe, une très longue évolution. Presque toutes les langues sont issues d'autres langues et sont devenues «langues nouvelles» après des transformations nombreuses, phonétiques, grammaticales, sémantiques. Toutes les grandes langues sont des langues mixtes, toutes ont réélaboré, retravaillé la langue d'origine pour en faire, après un long processus, des langues nationales. Le yiddish n'échappe pas à cette loi d'évolution. Certains préfèrent l'hébreu, mais leur préférence est ambiguë. Ils confondent langue et race. Presque toutes les langues indo-européennes sont parlées par des peuples non indo-européens. Entre race et peuple passe précisément l'histoire en constante évolution. Les peuples ont le plus souvent reçu leur langue de peuples conquérants. Il n'y a pas de relation, et ce depuis très longtemps, entre la race et la langue. Pas plus qu'il n'y a de séparation entre langue nationale et langue populaire comme on voudrait nous le faire croire. Seuls quelques aristocrates peuvent soutenir ce point de vue. L'hébreu est un langage livresque. Ce n'est pas une langue vivante. L'hébreu est notre langue nationale du passé, le yiddish est notre langue nationale du présent. D'un point de vue linguistique, le yiddish est une langue à l'égale des autres; du point de vue de l'histoire juive le yiddish est notre langue nationale; du point de vue de la psychologie collective moderne, le yiddish est lié à un grand folklore, à des centaines de contes, à des milliers d'associations d'idées et d'émotions. Mieses lance ensuite l'apostrophe suivante: «Donnez-nous la pleine égalité, émancipez la langue de notre peuple! Que notre langue ait le droit d'être citée dans les écoles afin qu'elle puisse se développer naturellement. Ne laissons pas les documents écrits en notre langue se dévaluer au profit des autres langues universelles.»(33)

Au moment du vote sur la reconnaissance du yiddish, cinq résolutions ont été présentées. La première, celle de I.L. Peretz, était libellée comme suit: «La conférence reconnaît le yiddish comme une langue nationale du peuple juif et appelle à l'unité des juifs au sein d'une culture yiddish dans la langue yiddish.» On voit que Peretz joue par rapport à Zhitlowsky ou au Bund un rôle de frein. Il ne veut pas rompre avec l'hébreu, et il subit la forte pression des hébraïsants. Pour lui le yiddish est la langue du peuple, et l'hébreu la langue nationale.» Par langue nationale j'entends la langue née en même temps que la nation et qui ne peut disparaître que si la nation dégénère, je veux dire l'hébreu. Par langue populaire, j'entends la langue parlée par le peuple durant une certaine période et ce par une large portion du peuple, la langue qui n'est pas née en même temps que la judaïté et dont la destinée n'est pas aussi organiquement liée à la destinée du peuple. Notre conférence a pour but de débattre de certaines questions relatives au yiddish. On ne parlera pas de l'hébreu alors. Bien entendu chacun de nous a le droit (et pour ma part, je dirais - l'obligation morale) d'exprimer toute sa gratitude à l'égard de l'hébreu...»

Une seconde résolution est présentée par J. Kreppel qui amende la première en renforçant encore l'importance de l'hébreu: «Par cette résolution, la conférence n'entends pas minimiser l'importance et la valeur de l'hébreu pour le peuple juif.»

En face de cette réinsertion de l'hébreu, Esther, faisant quelque peu de la provocation, présente la résolution III qui va en sens contraire: «La conférence reconnaît le yiddish comme la seule langue nationale du peuple juif. L'hébreu n'a qu'une importance historique et penser pouvoir revivifier la langue est une utopie.» La conférence menaçait de tourner court.

De là, la recherche de compromis, d'une résolution qui refit l'unité en donnant satisfaction à tout le monde. L. Khazanovitz, du Po'alei Zion proposa une quatrième résolution: «le yiddish est une langue nationale du peuple juif, et dans les pays où vivent de nombreuses masses juives, nous appelons à l'égalité culturelle et politique du yiddish». C'était habilement déplacer le problème - ne plus le centrer exclusivement sur le rapport du yiddish à l'hébreu (l'égalité étant obtenue par le «une» qui reprenait la résolution de I. L. Peretz), mais le centrer sur la reconnaissance des droits culturels du yiddish au sein de l'Empire russe en particulier. Le véritable compromis vint de l'association de Zhitlowsky avec Sh. Asch et Nomberg. Zhitlowsky cherche le compromis, non pas parce qu'il a renoncé à mettre le yiddish au centre, mais par souci d'efficacité. La première conférence sur la langue yiddish ne saurait donner le spectacle de la désunion la plus totale. La résolution no 5 dit «le yiddish est la langue nationale du peuple juif, mais chaque membre de la conférence et de la future organisation est libre de considérer l'hébreu comme il l'entend et l'éprouve personnellement». La résolution finalement adoptée, lue par Zhitlowsky, revenait encore sur la précédente: «la première conférence pour le yiddish reconnaît le yiddish comme une langue nationale du peuple juif et demande son égalité politique et culturelle».

C'était en somme la résolution de Peretz revue par celle du Po'alei Zion retravaillée par Nomberg. Elle ne donnait satisfaction ni aux hébraïsants qui voyaient la promotion du yiddish, ni au Bund qui aurait voulu voir affirmer la pleine et entière prééminence du yiddish sur l'hébreu. Quoiqu'il en soit, après l'adoption de la résolution finale, I. L. Peretz fit état de son malaise. Il proposa de revenir sur les textes adoptés et proposa un nouveau compromis distinguant, encore une fois, les notions de langue nationale et de langue populaire.

Bien que je n'accepte pas ce qui a été voté par la majorité, je reste membre de la conférence, je me retire simplement de la présidence de l'équipe dirigeante, des tâches pratiques qui y sont liées jusqu'à la prochaine conférence qui sans aucun doute se satisfera de l'expression «notre langue est le yiddish».(34)

Finalement I. L. Peretz se ralliera, deviendra un yiddishiste convaincu tout en n'abandonnant pas sa position vis-à-vis de l'hébreu.

Langue populaire, langue nationale? Le yiddish à Czernowitz a été consacré comme une langue nationale du peuple juif à l'égal de l'hébreu. Les historiens n'ont pas pris garde cependant que cette reconnaissance solennelle modifiait quelque peu (même si sur le plan concret, la conférence de Czernowitz n'a pas donné de grands résultats) l'équilibre de la langue.

Le yiddish autrefois était attaqué de partout, du clan de la russification comme celui des hébraïsants. Cantonné à l'oral, à l'univers populaire et féminin, le yiddish était une langue infiniment souple qui empruntait ses signifiants aux autres langues en les remodelant. Langue de l'échange oral, le yiddish se prêtait à l'équivoque. C'était une langue dans laquelle «de l'autre» jouait tout le temps. Ce n'est pas pour rien qu'il existe un tel trésor d'anecdotes et d'histoires juives. La langue se prêtait par son imperfection, son infinitude au Witz, aux déplacements, aux malentendus. Langue sans statut, elle s'infiltrait partout sans aura institutionnelle. Les hébraïsants la rejette comme non-nationale. Ils veulent de l'un, une langue comme ils veulent un pays. Le «nouvel hébreu» de par sa langue et son territoire retrouvé n'aura plus rien de commun avec le juif de la diaspora marqué par l'écartèlement des langues, par de la multiplicité.

On a moins remarqué cependant que les yiddishistes, à leur façon, cherchaient également «de l'un». Cette langue, on commence à la normaliser, à la corseter, à la régulariser. On cherche à l'institutionnaliser. Borochov aspire à la mise sur pied d'une véritable philologie du yiddish, et le Y.I.V.O. [l'institut yiddish de recherche scientifique] sera fondé en 1925. Avant la Première Guerre mondiale, An-Ski participe à une expédition ethnographique en Podolie et Volhynie, expédition qui ramena plus de 2 000 photos, 100 documents historiques, qui collecta plus de 1 800 histoires populaires, 1 500 chansons et comptines, plus de 1 000 airs populaires. Il contribua à fonder la Société juive d'ethnographie. De 1900 aux années 20 se met ainsi en place tout un réseau d'institutions qui cherchent à faire du yiddish une langue régularisée. On se tourne vers le passé avec nostalgie mais en même temps on cherche à donner à la langue un statut de «normalité» sociale. On a vu par ailleurs avec quelle difficulté le yiddish avait émergé comme langue littéraire et là encore quelles normes et quelles limites (la voix du peuple, du collectif, «notre moi», «notre esprit») lui avaient été assignées. C'est dans ce contexte que tente de se constituer, peu avant la Première Guerre Mondiale et principalement dans les années 20, une vraie modernité yiddish.


Notes

1. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 116.
2. H. Gobard, L'aliénation linguistique, Paris, Flammarion, 1976, p. 36.
3. A. Holtz, Y.D. Berkowitz: Voices of the Uprooted, Ithaca, Cornell University Press, 1973, p. 29.
4. Cité dans S. Halkine, ouvrage cité, par. 73.
5. Ibid., p. 72. On trouvera une analyse approfondie de la thématique de ces écrivains dans I. Rabbinovich, Major Trends in Modern Hebrew Fiction, Chicago, U. of Chicago Press, 1968.
6. Rapporté par F. Lachower dans L. Davidowicz, ouvrage cité.
7. D. Bergelson, Arum Vokzal, dans [Oeuvres choisies], vol. I, Vilna, 1928 (en yiddish). Voir ma traduction, Autour de la gare (Arum Vokzal) et J. Shur, Lausanne, L'âge d'homme, 1982.
8. H. D. Nomberg, Fligelman, dans [Oeuvres choisies], Buenos Aires, 1958 (en yiddish), p. 73 à 93.
9. Pour l'ensemble des problèmes du Shtetl, voir R. Ertel, Le Shtetl: la bourgade juive de Pologne, Paris, Payot, 1982 et J. Frankel: Prophecy and politics, Socialism, Nationalism and the Russian Jews 1862-1917, Cambridge University Press, 1981.
10. E. Mendelssohn, Class Struggle in the Pale, Cambridge, Cambridge University Press, 1970, p. 91 et ss.
11. Tous ces exemples dans Mendelssohn, p. 119 et ss.
12. Sur ces problèmes, voir G. Haupt, M. Lowy, C. Weill, Les marxistes et la question nationale (1848-1914), Paris, Maspero, 1974.
13. Ibid., p. 250 en note.
14. Herbert, J. Lerner, The Tschernovits Language Conference: a Milestone in Jewish Nationalist Thought, M. A. thèse en Sciences Politiques, Columbia University, ex, renéotypé, p. 46 et ss.
15. H. J. Tobias, The Jewish Bund in Russia from its Origins to 1905, Stanford, Stanford University Press, 1972, p. 174.
16. B. Borochov, [Recherches en matière de langage et histoire de la littérature], Tel Aviv, 1966 (en yiddish), p. 21.
17. S. Dubnow, Nationalisme et histoire, cité par E. S. Goldsmith, Architects of Yiddishism at the Beginning of the 20th Century, Rutherford (U.S.A.) Fairleigh Dickinson University Press, 1976, p. 58.i
18. P. Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Le Seuil, 1975, p. 14.
19. P. Lejeune, L'autobiographie en France, Paris, A. Colin, 1971, p. 19.
20. Ibid., p. 49.
21. L'expression est de moi. Elle ne figure absolument pas dans les mémoires de Zhitlowsky, mais la façon dont il raconte sa «révélation» ne peut pas ne pas y faire songer.
22. C. Zhitlowsky, [Le peuple juif et le yiddish], article de 1904 dans [Oeuvres choisies] (en yiddish), vol. 5, N.Y., 1917, p. 95.
23. L. Simon, Ahad Ha-Am: A Biography, Philadelphia, The Jewish Publication Society of America, 1960, p. 5.
24. Ibid., p. 16.
25. Sur Ahad Ha-Am, voir: A. Schaffer, Ahad Ha-Am, the Man and his Doctrines, Baltimore, Inter-Collegiate Zionist Association of America, 1917; L. Simon, Studies in Jewish Nationalism, London, Longmans, Green and Co., 1920; N. Bentwich, Ahad-Ha-Am and his Philosophy, Jerusalem, 1927; K. D. Gensler, Ahad Ha-Am, Prophet of Cultural Zionism, N.Y., 1949.
26. Souligné par moi. Toute cette argumentation est reprise de Z. Silberzweig, [Ahad Ha-Am et son attitude à l'égard du yiddish] (en yiddish), Los Angeles, 1956.
27. Ibid., p. 22.
28. Ibid., p. 35.
29. Dans Hashiloah, cité par E. Goldsmith, ouvrage cité, p. 236-237.
30. Lettre à Dubnow dans L. Simon, Ahad Ha-Am..., ouvrage cité, p. 268-269.
31. Discours de Peretz dans [La ère conférence pour le yiddish de 1908], (en yiddish), Vilna, Publications du YIVO, 1931, p. 74-75 à 78.
32. Incident rapporté par J. A. Fishman, Never Say Die, Paris, Mouton, 1981, p. 381.
33. Discours de M. Mieses, dans [La 1ère conférence pour le yiddish de 1980], ouvrage cité (en yiddish), p. 144 à 193.
34. Discours de I. L. Peretz, ibid., p. 109.