Qui sont les juifs de France ?

Le Figaro du 18 Novembre 2002

Une étude du Fonds social juif unifié, révélée par « Le Figaro », dresse un portrait de la communauté, loin des clichés habituels

Pour la première fois depuis quatorze ans, un document exceptionnel apporte des données précises sur les quelque 600 000 juifs qui vivent dans l'Hexagone. Réalisée par le Fonds social juif unifié (FSJU), cette enquête que Le Figaro s'est procurée fait apparaître deux tendances opposées : d'une part, la communauté connaît une vitalité nouvelle, alimentée par un certain renouveau religieux. D'autre part, les juifs les moins pratiquants délaissent peu à peu leurs traditions pour aller vers l'assimilation.

Un cénacle restreint d'intellectuels et de personnalités était réuni, hier, au centre Rachi, pour entendre les conclusions d'une vaste étude menée par le Fonds social juif unifié, sur les juifs de France. La première enquête sociologique depuis 1988. Ce véritable événement lève le voile sur les pratiques réelles d'une communauté aujourd'hui présumée inquiète. Elle confirme le renforcement du noyau communautaire, qui rassemble maintenant 30 % des juifs de France. Mais dissipe, en revanche, l'image d'une population repliée sur elle-même et apeurée.
On compterait aujourd'hui en France 500 000 juifs, si l'on ne prend en compte que ceux qui déclarent l'être, ainsi que tous les membres de leur famille, ou 575 000, si on inclut les enfants des couples mixtes. Un chiffre revu à la baisse. « Nous sommes la dernière communauté de France, après les Asiatiques et les Laotiens. (...) Nous sommes dans un rapport de 1 à 10 comparé aux musulmans. Ce qui veut dire que notre poids politique est insignifiant », s'est inquiété Raphaël Draï, professeur à la faculté de droit et de sciences politiques d'Aix-en-Provence. Parmi cette population vieillissante, 49 % sont dorénavant nés en France (contre 40 % en 1988), 68 % sont séfarades, la moitié vivent à Paris ou en Ile-de-France. Les générations de commerçants et d'artisans laissent progressivement la place à des chefs d'entreprise, des cadres supérieurs mais aussi à des employés. Cette mutation traduit une réelle promotion par l'école : 48 % des chefs de ménage juifs ont fait des études supérieures et 60 % possèdent au moins le bac. Parmi les personnalités du monde juif réunies pour analyser l'étude, certaines ont souligné « la nouvelle dépendance par rapport à la société française. Alors que les parents artisans ou commerçants pouvaient concilier à leur guise religion et vie professionnelle ». Cela pourrait expliquer l'apparition de revendications inédites au sein des entreprises, comme le respect du shabbat. Cette transformation de l'emploi a entraîné une augmentation des revenus, dont la moyenne se situe maintenant entre 3 000 et 4 500 euros mensuels par foyer. Même si un quart d'entre eux présentent un revenu inférieur à 1 500 euros.

D'un côté, on trouve des familles plus aisées, mieux formées et souvent moins pratiquantes. De l'autre, des ménages, de niveau scolaire plus faible, pour lesquels la pratique religieuse, la solidarité financière et la vie communautaire sont plus importantes. Mais la situation économique des ménages juifs ne détermine qu'en partie les pratiques identitaires et culturelles.

En effet, on observe, dans toutes les catégories sociales, un resserrement communautaire porté par un retour à la pratique religieuse de la génération des 30-50 ans (lire ci-dessous). Sans pratiquer à la lettre, les jeunes entre 18 et 29 ans restent très attachés à leurs racines. Les mariages mixtes sont pourtant en progression dans cette catégorie d'âges. « C'est un indicateur très sensible qui fluctue rapidement », a tempéré Sergio DellaPergola, ancien directeur de l'Institut A. Harman du judaïsme contemporain. Cette identification communautaire n'est pas propre aux juifs. « La société française dans son ensemble connaît cette tentation », a rappelé hier Shmuel Trigano, professeur des universités. Mais il est certain que la vague d'actes antisémites observée depuis septembre 2001 a accéléré le processus. Près d'un chef de famille sur quatre affirme avoir souffert personnellement de l'antisémitisme au cours des cinq dernières années. La majorité des familles classent d'ailleurs le terrorisme, l'antisémitisme et enfin le racisme en tête de leurs inquiétudes. « Les juifs craignent les agressions. Mais ils sont surtout choqués par le manque de réaction des pouvoirs publics français, le grand silence de la République », selon le philosophe Alain Finkielkraut.

« Cette communauté dispose d'un niveau d'étude élevé et comprend ce qui lui arrive. Son angoisse n'est pas une réaction épidermique », a insisté Raphaël Draï. Pour autant, contrairement à ce que les déclarations alarmistes de certains leaders communautaires peuvent laisser penser, la majorité des juifs n'envisagent pas d'émigrer en Israël. Ils étaient 3 % à prévoir leur départ en 1988. 15 000 juifs se sont effectivement installés en Terre sainte. Ils sont maintenant 6 % à envisager de quitter la France. « Il est possible que 30 000 juifs mettent réellement à exécution leur projet », a estimé le démographe Sergio DellaPergola.

Reste que la quasi-totalité des juifs se disent heureux en France. Ce qui ne les empêche pas de cultiver leur attachement à l'État hébreu. 86 % se disent proches d'Israël. D'autant plus que 6 % des ménages ont un enfant là-bas et que presque trois foyers sur quatre y ont de la famille. Ce lien fondamental et partagé n'implique pas pour autant une vision monolithique du devenir de l'État hébreu.

56 % de ceux qui ne fréquentent jamais la communauté acceptent le principe de l'échange des territoires contre la paix. A l'inverse, 56 % des pratiquants y seraient opposés.

La plupart des intervenants ont insisté, hier, sur la prise en compte du contexte de tensions pour analyser ces données. Le noyau communautaire s'est ainsi renforcé. Sans pour autant transformer radicalement les pratiques de tous les juifs de France. Il existe toujours un groupe dit médian, qui fréquente régulièrement la communauté (34 %) et des « juifs situés dans une périphérie lointaine » (36 %) c'est-à-dire qui vivent en dehors de ces réseaux.

La montée des pratiques communautaires

Davantage de fréquentation à la synagogue, plus de dons aux institutions et un rapprochement marqué avec Israël

En avril dernier, ils étaient 100 000 dans les rues de Paris, pour dire non à l'antisémitisme et soutenir l'existence d'Israël. Une démonstration de force qui exprimait un vrai désarroi, mais aussi la montée en puissance des organisations communautaires, capables de mobiliser leurs adhérents. L'enquête du FSJU confirme cette tendance. Près d'un tiers des juifs de France vivent maintenant dans une communauté resserrée autour de la synagogue. Ils n'étaient que 20 % il y a 14 ans.
Au même moment, des brebis éloignées des institutions juives se sont massivement rapprochées, puisqu'ils ne sont plus que 18 % sans contact particulier avec d'autres juifs, contre 35 % en 1988.

Pratiquement un foyer sur deux vit aujourd'hui dans un milieu social majoritairement juif et un sur trois fréquente très souvent une institution juive. En général, la synagogue.

Car cette nouvelle flamme est portée par le renouveau religieux. 30 % des chefs de ménage se déclarent plus pratiquants que par le passé (et 51 % aussi religieux qu'avant). Devenus parents à leur tour, les 30-50 ans reviennent aux traditions. « Ils estiment que la vie communautaire est un rempart contre l'assimilation », précise l'étude. Ils réunissent leurs proches pour le dîner et la prière du vendredi soir. Ils respectent également les grandes fêtes et fréquentent la synagogue, qui est aussi un lieu social.

Ces « traditionalistes » ainsi que les orthodoxes plébiscitent l'école juive qui accueille maintenant 25 % des élèves, contre 18 % en 1988. Une révolution en cours : car « aujourd'hui, 85 % des personnes interrogées ont une image positive de l'école juive, explique le rapport et 70 % y enverraient leurs enfants si elle était gratuite et près de chez eux ». En 1988, ces établissements pâtissaient d'une mauvaise image. « Il ne faut pas oublier que l'éducation publique est en crise, a commenté le philosophe Alain Finkielkraut, lors d'une réunion interne au FSJU. De plus, les parents s'inquiètent pour la sécurité de leurs enfants dans certaines banlieues sensibles. »

Sécurité, religion ou réussite scolaire, quelles que soient les raisons de l'inscription dans une école confessionnelle, le résultat semble le même : la famille entière est renforcée dans sa logique communautaire. Plus de pratique religieuse, plus de dons aux institutions et rapprochement marqué avec Israël. Au point que 28 % des parents d'élèves scolarisés dans le réseau juif envisagent de réaliser prochainement leur Alya (installation dans l'État hébreu).

Israël semble d'ailleurs agir comme un catalyseur de l'évolution récente des juifs de France. Beaucoup considèrent que l'État hébreu est injustement critiqué, alors qu'il souffre d'attaques terroristes. Face à ce qu'ils ressentent comme une agression, ils se replient sur la communauté. Et se radicalisent. Toute une frange de juifs traditionalistes qui pratiquaient les grandes fêtes mais vivaient parfaitement invisibles dans la société française, sont désormais amenés à se positionner comme juifs. Le propre président du Crif, Roger Cukierman, reconnaît « que les juifs de France ont été communautarisés par les récents événements antisémites ».

Et si les juifs de France restent encore très divers, le fossé se creuse entre les partisans du recentrage autour de la religion, et les tenants d'un judaïsme plus ouvert sur la cité, et donc plus menacé dans sa survie. Éternel débat. Mais comme le précise Alain Finkielkraut, il entre, cette fois, en écho avec les hésitations de la société française, « où l'islam prend une place considérable, où les populations issues de l'immigration s'identifient à la cause palestinienne et où, enfin, l'extrême gauche se radicalise ».

Les mariages mixtes augmentent chez les jeunes

Ils sont près de 40 % à épouser un non-juif

L'enquête réalisée par le FSJU montre que le nombre de mariages mixtes augmente globalement. Et particulièrement chez les jeunes de 18 à 29 ans. Ils sont 38 % à épouser un non-juif, contre 31 % en 1988.
Cette progression se fait surtout chez les jeunes issus de familles peu pratiquantes. « Ma copine est catholique. Je ne vais pas rompre à cause de ça, raconte Laurent Fatjtlowicz, 27 ans, même si je sais que mes enfants ne seront pas juifs. »

Ses copains, plus pratiquants, lui déconseillent cette union.

Mais « il faut choisir entre son destin individuel et la fidélité à une tribu. J'ai opté. »

Dans les années 80, le nombre de mariages mixtes avait fluctué à la baisse, avant de reprendre dans les années 90. « C'est un indice très sensible, qui évolue très rapidement », estime d'ailleurs le démographe Sergio DellaPergola. Qui précise : « L'augmentation de ces unions n'est finalement pas très forte. L'assimilation totale des juifs que nous redoutions n'est pas à l'ordre du jour. »

Car, parmi les jeunes, un noyau dit communautaire entend bien réaliser un mariage endogame. C'est notamment le cas des « chalalah » : vingtaine flambante, verbe haut, allure travaillée, ils sont résolument exhibitionnistes et branchés. Une fois le shabbat achevé, on les retrouve le samedi soir dans les boîtes les plus tendances du moment sur les Champs-Élysées. Les hommes draguent. Tous azimuts. A l'heure du mariage, ils choisiront « une feuj, comme nous ».

« Nous vivons en tribu », précise Marc, qui vient d'une famille traditionaliste (qui respecte le shabbat). « Mes copines non juives finissent toujours par craquer, entre les repas de famille, les appels de ma mère, les cousins qui débarquent... » Éclats de rires.

A des années-lumière de cet univers de paillettes, Charles reconnaît qu'il hésitera : « C'est gênant de brider l'amour, de se mettre des oeillères. Mais c'est important pour la mémoire. Chacun de nous transporte un mémorial dans sa tête. » Au nom de l'histoire mais aussi de la famille. L'enquête montre que 35 % des parents ayant des enfants en âge scolaire feraient tout pour empêcher une union exogame et 26 % s'efforceraient de les dissuader. Et pourtant, la plupart des jeunes disent ne pas subir de pression. Souvent, elles n'ont pas besoin d'être formulées. « Mon oncle s'est marié avec une catholique », commence Alexis. Et les autres de conter le dénouement malheureux. L'histoire, racontée de mille manières, circule dans toutes les familles.

Par ailleurs, les couples mixtes, qui représentent un tiers des unions, n'ont visiblement pas trouvé leur place dans les structures communautaires. Seules les synagogues libérales les accueillent et prennent en charge l'éducation culturelle et cultuelle de leur progéniture. Mais la plupart finissent par ne garder qu'un lien affectif avec le judaïsme.

Les missions du Fonds social juif unifié

La communauté juive de France, estimée à 575 000 personnes, réparties sur l'ensemble du territoire, est animée par les consistoires pour le culte, le Crif pour la représentation de ses intérêts moraux, et le Fonds social juif unifié (FSJU) pour les programmes sociaux, culturels et éducatifs. Créé en 1950, le FSJU rassemble 120 associations, toutes tendances confondues, qu'il représente auprès des pouvoirs publics, notamment du ministère de l'Éducation nationale pour les questions relevant des contrats d'association passés entre l'État et les écoles juives. Il gère également, avec l'Agence juive, les fonds récoltés auprès des membres de la communauté juive qu'il attribue à des programmes sociaux, culturels et éducatifs en Israël et en France. Il a commandé cette enquête menée par le sociologue Erik Cohen, sous contrôle d'une commission scientifique, auprès de 1 132 chefs de ménages juifs (choisis parmi 7 900 en respectant des critères sociaux démographiques de la population française).