LA MÉMOIRE DE LA SHOAH NE FONCTIONNE PLUS

Mordekhaï HOROWITZ

(Brochure parue en hébreu en 1980, traduite en français
par Yossi COHEN, Claire DARMON et Pascale MECHALI)

Il est significatif que les intellectuels israéliens aient peu souligné qu'un fait aussi crucial - celui qu'on appelle la Shoah - ne se soit pas produit à une époque de foi religieuse obscurantiste, mais ait surgi subitement dans un contexte général de progrès, de tolérance, d'esprit éclairé en Occident, analogue à celui qui avait régné pendant l'histoire juive moderne à l'époque de la Haskala (version juive des Lumières) et de l'assimilation. Il est étonnant également de voir que si peu de Juifs et de chrétiens savent que l'antisémitisme chrétien a été limité à certains domaines par la doctrine ; cette limitation n'aurait pas permis que la Shoah se produise tant que le christianisme régnait en maître. Dans la doctrine chrétienne, la haine d'Israël a été circonscrite par saint Augustin dans son commentaire du psaume XLIX, 12 (Concile de Carthage en 419 de l'ère chrétienne) : " Ne les massacre pas, de peur que mon peuple ne devienne oublieux. Mets-les en fuite dans ta puissance et rabaisse-les… " [dit le Psaume]. Pour saint Augustin, il faut " mettre en fuite " les Juifs, c'est-à-dire les exiler d'un pays à l'autre et les " rabaisser ", c'est-à-dire les humilier, mais ne pas les massacrer complètement. En d'autres termes, d'après saint Augustin, il faut persécuter les Juifs sans pitié mais ne pas les éliminer, afin que les chrétiens puissent constater en permanence le sort malheureux de ceux qui ont renié le messie.

Dans une certaine mesure, ces concepts de l'Église relatifs à la haine d'Israël se sont enracinés dans l'inconscient et dans la structure mentale du chrétien croyant, comme en témoigne l'attitude de Peet Naak. Ce Néerlandais, élevé au rang de Juste parmi les nations par l'État d'Israël pour avoir sauvé des Juifs de la barbarie nazie, rendit sa distinction après la guerre des Six jours. Sa conscience chrétienne, qui s'était insurgée contre le meurtre des Juifs (infraction à " ne les massacre pas ") ne supportait pas leur victoire, incompatible avec la prescription de " les rabaisser ".

Se traduisant de façon subtile dans la politique internationale, ce concept de la haine d'Israël sera peu crédible aux yeux de nombreux intellectuels israéliens qui ont des raisons bien à eux d'occulter de façon quasiment hystérique tout ce qui concerne ce phénomène. Il nous a fallu attendre la publication posthume des mémoires de Dag Hammarskjöld pour apprendre que ce réal-politicien avait été toute sa vie convaincu d'être la réincarnation de Jésus sur terre. Dans quelle mesure son hostilité à l'égard des Juifs et la vigueur des camouflets qu'il infligea à l'État d'Israël relèvent-elles de la realpolitik et s'expliquent-elles par l'attitude indigne des Juifs à son égard il y a deux mille ans ? Quant au président prieur, Jimmy Carter, seuls les Juifs naïfs trouveront dans ses mémoires matière à s'étonner. Il est plus que probable que la constance avec laquelle les grandes puissances s'unissent pour invalider les victoires militaires d'Israël, reflète également la répugnance chrétienne devant des Juifs victorieux.
Dès la guerre de Kippour, l'observateur clairvoyant pouvait constater que l'islam allait émerger comme une force colossale et fanatique qui ne ferait aucune concession ni aux États-Unis ni à l'Union soviétique, mais s'attacherait à obtenir réparation des humiliations subies au cours de l'histoire. Bien que l'Union soviétique ait encore aujourd'hui des attaches en Syrie et en Irak et les États-Unis en Arabie saoudite, en Égypte et dans le Golfe persique, il est évident que ces puissances seront évincées de leurs derniers bastions par les forces de l'islam fanatique ; ce n'est qu'une question de temps. C'est pourquoi, si l'Union soviétique accorde de l'importance à la possession de territoires asiatiques peuplés de musulmans et si les États-Unis ne veulent pas mourir de froid en hiver durant les prochaines années, ils doivent unir leurs forces pour briser l'islam qui ne leur laisse guère d'alternative. Dans la conjoncture actuelle, du fait de la compétition et de la méfiance réciproque entre les puissances, c'est pratiquement impossible et en tout cas peu commode à réaliser sans Israël. Mais, pour prendre part à une telle opération internationale, Israël doit être grand et puissant, et un tel Israël, les hommes politiques chrétiens ne sont pas encore capables de l'admettre, même si cela correspond aux intérêts vitaux de leurs pays. Cette analyse vaut aussi bien pour l'Union soviétique laïque que pour les Américains. Lorsque la religion s'estompe dans un pays de la chrétienté après avoir été souveraine pendant des milliers d'années, la haine d'Israël n'en disparaît pas pour autant. Au contraire : elle s'intensifie et devient la seule chose que le christianisme laisse derrière lui. Ce qui disparaît, ce sont les restrictions imposées par les chrétiens à la haine.

Toutes ces considérations politiques ont été présentées ici pour illustrer la façon dont l'antisémitisme est susceptible d'abrutir les non-Juifs et les frapper de cécité. De l'antisémitisme augustinien s'exprimant par des persécutions et par des humiliations d'Israël, par l'annihilation des fruits de ses victoires, à l'extermination totale, il y a loin. Il est évident que, sans ce sédiment de deux mille ans d'enseignement de la haine d'Israël, la Shoah n'aurait pas pu se produire. La conjonction d'autres circonstances a été nécessaire à sa réalisation. Il a fallu qu'apparaisse sur la scène un entrepreneur confirmé, suffisamment audacieux pour perpétrer ce massacre en masse des Juifs et suffisamment puissant pour s'assurer une souveraineté et réaliser son dessein. Il a fallu également une situation mouvementée comme une guerre mondiale, en sorte que le malheur des Juifs soit pour ainsi dire noyé dans l'immensité de la catastrophe générale qui s'abattait sur le monde. Il a fallu une forte pression, persistante et intransigeante de la part de cet entrepreneur de l'extermination qui s'est trouvé dans une position lui permettant d'exercer efficacement cette pression. Il a fallu que le bon chrétien ait la possibilité d'occulter son rôle dans l'extermination des Juifs. Dans les pays occidentaux conquis par les nazis, seule une infime partie de la population rejoignit les forces qui perpétrèrent effectivement les massacres. En général, les habitants se sont contentés de livrer des Juifs à la Gestapo, en sorte qu'ils pouvaient toujours prétendre ignorer l'issue fatale de leurs actes au moment de les commettre. Il a fallu enfin endormir la vigilance des Juifs, leur mentir jusqu'à la dernière minute. À l'entrée des chambres à gaz, il a fallu encore leur demander de ranger leurs vêtements afin qu'ils puissent les retrouver facilement à la sortie.

Lorsque tous ces éléments sont réunis, se dégage une sorte de " masse critique " de circonstances qui induisent chez les non-Juifs une complicité au meurtre des Juifs, complicité profonde qui se produit dans l'ordre des impondérables et se passe de mots. Chacun d'eux sent que la haine dans laquelle lui et ses ancêtres ont été élevés a atteint un point crucial. Chacun sait ce qu'il doit faire sans avoir besoin de se concerter avec autrui. On murmure quelque chose dans l'oreille d'un SS et le voisin juif mourra à quelques milliers de kilomètres de la maison. On retrouve là le même envoûtement que produisent sur l'esprit d'un occidental ces mécanismes complexes, puissants, fonctionnant à distance par la simple pression d'un bouton.

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Il a déjà été précisé plus haut que la Shoah a surgi dans un contexte de progrès et de lumières et n'aurait pas pu se produire à une époque de foi religieuse obscurantiste. Cet esprit des Lumières a connu un parallèle dans l'histoire juive moderne avec le mouvement de la Haskala et l'assimilation. La Shoah s'est produite après trois générations de cette version juive des Lumières, correspondant à un effort suprême de la part des Juifs d'être différents de ce qu'ils étaient auparavant, eux et leurs ancêtres, pour mériter le droit de rejoindre la civilisation européenne. Cet esprit des Lumières avait ancré l'espoir chez le Juif de s'intégrer dans la société et d'être comme tout un chacun. Une distinction avait été établie entre " juif " et " homme " et une règle d'or de l'assimilation avait été posée : " être Juif chez soi et homme au dehors ". C'était une solution naïve proposée par les premiers maskilim (hommes de la Haskala) qui étaient encore profondément enracinés dans la tradition juive. Il leur semblait vraiment qu'on pouvait mener une vie juive discrète tout en s'adaptant à l'environnement chrétien avec ses us et coutumes. Il va de soi qu'une telle adaptation n'était pas censée se manifester seulement extérieurement et qu'elle impliquait l'adoption de certaines caractéristiques, de la langue, et parfois d'une profession libérale. Mais même extérieurement, cela supposait certaines manières, certaines formes de politesse, voire une certaine apparence physique. Il fallut sacrifier quelques centimètres du diamètre de la kippa, quelques centimètres des papillotes et de la barbe, renoncer à certains vêtements traditionnels pour payer le billet d'entrée dans la culture européenne. (Ces processus de perte d'authenticité aboutissent souvent à la perte parallèle de la capacité à distinguer l'essentiel de l'accessoire. Au Japon, pays qui a subi un processus similaire d'occidentalisation, le premier avril a été institué en jour de farce, sur le mode occidental).

Le degré d'adaptation du Juif à la société chrétienne était laissé, bien sûr, à l'appréciation des chrétiens eux-mêmes. Le test de la réussite de cette intégration était l'acceptation du Juif par la société chrétienne. Sans la foi profonde des Juifs dans l'idée que le monde chrétien était disposé à les accepter, le mouvement de la Haskala, n'aurait pas pu voir le jour. En fait, le mouvement des Lumières rayonna dans toute sa splendeur principalement dans les livres ou dans les mouvements libéraux dans lesquels l'attitude favorable aux Juifs ne constituait pas un fondement idéologique, mais plutôt un corollaire inéluctable de leurs principes. Par ailleurs, les Juifs ont admis l'esprit des Lumières en Europe comme un fait général, existentiel et axiomatique ne demandant pas à être vérifié. C'est pourquoi, lorsque dans la vie quotidienne le Juif se heurtait à des signes de rejet de la part de l'environnement chrétien, il avait tendance à s'en imputer la responsabilité. Il pensait n'avoir pas fait assez pour s'assimiler à son environnement et être " homme au dehors " ; alors, il coupait encore deux centimètres de barbe et de papillotes.

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Estimant qu'un tel judaïsme qu'il fallait dissimuler chez soi ne pouvait pas subsister, les sionistes se séparèrent de ce grand courant de la Haskala et de l'assimilation. Non pas qu'ils fussent fiers de leur judaïsme, mais ils concevaient autrement l'aspiration à être comme toutes les nations : si tous les peuples avaient une patrie, les Juifs devaient eux aussi en avoir une. Hormis le fait qu'ils vivaient dans le pays de leurs ancêtres, les Juifs d'Israël étaient des Juifs entièrement assimilés qui, même après s'être installés dans le pays, se définissaient par des concepts empruntés à la vie politique et publique de leurs pays d'origine : gens de gauche, socialistes, libéraux, communistes, trotskistes.

Cette vie, vécue dans un espace vidé de toute authenticité, généra la peur de l'isolement ainsi qu'une profonde aspiration à faire partie intégrante de la grande famille des nations. L'idée que l'entreprise sioniste en Israël " faisait partie de l'Occident " fut admise par les divers courants du sionisme comme un héritage du mouvement de la Haskala et de l'assimilation. Nordau disait que le sionisme faisait reculer les frontières de l'Europe jusqu'à l'Euphrate. Au nom du sionisme et pour ce mouvement, le Juif assimilé arrivé en Israël adoptait l'aspiration du Juif assimilé demeuré en Europe, c'est-à-dire la volonté d'appartenir à la culture occidentale.

Les dirigeants de l'État d'Israël de tous bords considèrent le pays - et c'est pour eux un axiome - comme faisant partie de l'Occident. Que cet Occident ait massacré six millions de Juifs (car ce que nous appelons la Shoah fut une entreprise chrétienne et pas seulement allemande), qu'il ait rejeté les Juifs aux confins asiatiques de la Méditerranée, qu'il ait été éduqué à haïr les Juifs, que même l'État d'Israël, au tout début de sa délivrance, ait été amené à détruire son monde spirituel ; pour un Juif cultivé qui se voulait occidental, tout cela n'était que des faits historiques.

Le caractère arbitraire de la décision des Israéliens de se considérer comme faisant " partie de l'Occident " ressort également du fait que d'autres de leurs concitoyens ont décidé qu'Israël faisait partie " des peuples de la région ". Il est bon de sentir qu'on fait " partie de l'Occident " ou " des peuples de la région " ; c'est la preuve qu'on n'est pas seul. Si l'on fait " partie de l'Occident ", on peut escompter son soutien dans les guerres menées contre les Asiatiques des environs ; si l'on fait " partie des peuples de la région ", la paix finira par survenir et l'aide occidentale deviendra inutile. Or, comme l'État d'Israël n'est admis ni comme membre de l'Occident ni comme l'un des peuples de la région, le sentiment de culpabilité resurgit : l'État d'Israël n'aurait pas fait assez pour être accepté. De même qu'à la veille de la Shoah les Juifs avaient payé leur billet d'entrée dans la culture européenne de quelques centimètres de papillotes et de barbe, l'État d'Israël paie aujourd'hui son admission de quelques kilomètres carrés de son territoire. Cet acharnement convulsif de l'État d'Israël à faire partie de l'Occident est un phénomène étrange et irrationnel. D'autant plus qu'entre-temps, Dieu a fait du glorieux Occident une entité arriérée, ensanglantée dans les griffes d'une poignée de Bédouins, ce qui devrait prouver aux Israéliens que l'appartenance à l'Occident n'est ni un honneur, ni un plaisir et qu'elle n'en vaut pas la peine. On voit donc que chez les peuples, comme chez l'individu, certaines situations psychotiques sont apparemment incurables.

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Dès le début de leur installation dans le Pays d'Israël, les Juifs ont été animés d'une sorte de foi mystique, comme si l'immigration les avait placés hors de portée de l'antisémitisme européen qu'ils avaient fui. Ce sentiment s'explique peut-être par le fait que la domination turque en Palestine représentait un pouvoir hostile non européen ou parce que les consulats de leurs pays d'origine, pour diverses raisons, les défendaient souvent contre les autorités turques en vertu de la loi des capitulations. Ou encore, parce que dans la vie de tous les jours, les Juifs vivant entre eux ne sentaient plus l'antisémitisme. Éradiqué de la vie quotidienne, l'antisémitisme se focalisa, comme on le verra plus loin, aux confins de l'entreprise sioniste, alors que dans la vie quotidienne, il était souvent l'apanage des représentants en contact avec les instances étrangères (" De quel sujet venez-vous me parler aujourd'hui, docteur Yossef : des réfugiés juifs ou des pneus de la compagnie de transport Egged ? ", comme se plaisait à dire le haut commissaire britannique en accueillant l'un des directeurs de l'Agence juive).

Il a toujours été à la fois émouvant, pitoyable et désolant de voir l'enthousiasme manifesté par les dirigeants de l'État à chaque fois qu'un éphémère intérêt commun conduisait à une coopération temporaire entre Israël et un pays occidental, quel qu'il soit, par exemple la France à l'époque de la guerre d'Algérie ou les États-Unis jusqu'à la guerre de Kippour. Le côté israélien considérait ces coopérations comme des signes précurseurs de l'ère messianique, peut-être parce qu'il y voyait un signe de la possibilité de faire partie de l'Occident. L'autre partie, par contre, ne se sentait jamais à l'aise dans cette amitié et l'abandonnait à la première occasion pour courtiser les ennemis d'Israël avec une ardeur qui découlait dans une grande mesure d'un intérêt politique, mais pas moins d'un soulagement de s'être enfin débarrassé d'une amitié contrainte et forcée avec les Juifs. Tel fut le comportement de la France après la guerre d'Algérie. Telle fut également l'attitude de la Grande-Bretagne après avoir reçu le mandat sur la Palestine. Telle est également l'attitude des États-Unis et telle sera celle de Sadate lorsqu'il aura reçu tout le Sinaï.

Au lieu de se mettre hors de portée de la haine chrétienne de l'Europe, les sionistes qui ont immigré en Israël ont attiré sur eux la haine enflammée des Arabes, d'abord des Arabes de Palestine et finalement de tous les Arabes de l'Orient. Cette haine est difficile à analyser. La grande réussite de la propagande arabe se traduit par le fait qu'elle est parvenue à inculquer et à consolider dans la conscience mondiale le grand mensonge selon lequel les Juifs auraient dépouillé les Arabes de Palestine. Les pionniers des premières vagues d'immigration ont trouvé un pays frappé par la malaria et pratiquement vide. Les statistiques les plus crédibles de cette époque font état de quelque deux cents à deux cent cinquante mille habitants à la veille de l'entreprise sioniste au milieu du siècle précédent [XIXe siècle].

La liste est fort longue des témoignages de cette époque, tous confirmant ces données. Je ne mentionnerai ici que l'auteur américain Mark Twain dont l'ouvrage Voyage d'agrément en Terre sainte vient d'être traduit en hébreu. Twain décrit la Galilée comme une région désertique que lui et ses amis parcoururent pendant trois jours sans voir âme qui vive. Lorsqu'ils arrivèrent enfin à un village arabe, ils y trouvèrent quelques dizaines d'habitants pieds nus, affamés, vêtus de haillons, frappés par la malaria, le trachome et autres maladies. Il rapporte qu'en dépit d'un taux de natalité élevé, la population ne pouvait pas augmenter du fait de l'importance de la mortalité infantile. D'autres sources concernant d'autres régions montrent que le reste du pays, à l'exception des villes, n'était guère mieux loti.

Ce sont les sionistes qui asséchèrent les marécages et assainirent le pays dont la majeure partie n'était pas habitable. Ce sont leurs médecins qui soignèrent les Arabes de Palestine. Sans les Juifs, la population arabe compterait encore aujourd'hui deux cent cinquante mille âme et la plupart ne seraient pas en vie pour haïr les Juifs. Dans le même temps, les Arabes des pays voisins affluèrent en masse en Palestine en raison de la nouvelle conjoncture créée par l'entreprise sioniste. Le gouvernement mandataire collectait 90% des taxes auprès des Juifs et allouait 90% des recettes fiscales au secteur arabe. Les anciens de la génération évoquent aisément les nombreux villages arabes créés par le gouvernement mandataire avec l'argent du contribuable sioniste.

Je ne sais pas si le sionisme est parvenu se réaliser ; ce qui est évident, c'est qu'il a créé la Palestine à partir de rien. Il est difficile de comprendre la haine que les Palestiniens éprouvent à l'égard de l'État d'Israël et de ses Juifs. Cette population arabe, qui doit son existence aux Juifs, car sans eux, leurs ancêtres seraient morts en bas âge, aspire à la liquidation physique de ses bienfaiteurs. Telle est fondamentalement la vérité sur la Palestine. Sans les Juifs, ce qu'on appelle le " peuple palestinien " n'existerait pas, et la terre dont il revendique la propriété ne serait pas habitable aujourd'hui. Les propos bibliques (Deutéronome XXXII, 21) s'appliquent parfaitement aux Juifs d'Israël : " Ils m'ont donné pour rival ce qui n'est pas Dieu… Et moi je leur donnerai pour rival ce qui n'est pas un peuple. "

Les Arabes de Palestine ont supporté pendant des siècles le joug des Turcs, un pouvoir musulman non arabe et, pendant des dizaines d'années, ils ont supporté sans broncher la domination des Anglais qui ne sont ni des Arabes ni des musulmans. Pourquoi ne supporteraient-ils pas tranquillement l'autorité des Juifs ? S'ils ne sont pas disposés à accepter de la part des Juifs ce qu'ils étaient disposés à accepter de la part des Ottomans et des Anglais, c'est qu'il y a ici une haine a priori qui est à tous égards de l'antisémitisme. Cette haine est à nouveau d'origine religieuse. Si, pour les chrétiens, les Juifs sont les assassins de Dieu, pour les Arabes, les Juifs sont ceux qui ont rejeté leur prophète, suscitant son courroux, courroux qu'il a prescrit aux croyants pour l'éternité. C'est la raison pour laquelle les Arabes se tiendraient tranquilles sous n'importe quelle domination sauf celle des Juifs. Le christianisme et l'islam constituent la source première et profonde de la haine d'Israël. Quiconque estime que les chrétiens et les musulmans relâcheront un jour la pression exercée à l'encontre des Juifs n'estime pas à sa juste valeur le grand avantage que recèle cette haine prescrite. Pour la religion, cette haine agit comme un régulateur des pressions internes et comme une soupape de sûreté aux passions. Pour qu'ils laissent les Juifs tranquilles, il ne faudra pas moins que dix plaies, y compris celle de la mort des derniers-nés et davantage encore. Après la Shoah, c'est encore plus vrai car, pendant la Shoah, le sentiment antisémite s'est totalement déchaîné. Depuis lors, consciemment ou non, il ne cesse de rechercher un moyen de se redonner libre cours.

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Pour avoir renoncé à leur authenticité - héritage de l'époque de la Haskala - les Israéliens persistent à considérer l'État d'Israël comme le début d'une histoire juive nouvelle : histoire d'un peuple ordinaire, dépourvu de toute spécificité, créant un État ordinaire également dépourvue de spécificité, revêtant un caractère occidental et aspirant à contracter des alliances susceptibles de consolider sa situation en tant que pays occidental totalement détaché de l'histoire juive dans la diaspora. D'où le refus énergique des Israéliens de s'associer au sort des Juifs, ce sort subi par les Juifs d'Europe durant la Shoah et la souffrance juive qui atteignit alors son paroxysme. En ce qui concerne la souffrance juive, il est inutile de fournir des explications. Quant au sort des Juifs, contrairement aux fascistes qui utilisent de grands mots fumeux pour exprimer leur nostalgie tout aussi fumeuse d'un glorieux passé, nous nous efforcerons de définir ce qu'est ce destin juif que l'État d'Israël rejette.

Ce destin juif, c'est le prix que le Juif paie pour être juif aux époques où il veut l'être et, aux époques où il ne veut pas l'être, le stade le plus bas et le plus passif de l'existence juive est atteint. Lorsque le Juif rejette toute forme de vie juive, lorsqu'il se vide de toutes les valeurs juives, lorsque son judaïsme lui apparaît comme un fardeau dépourvue de signification, comme une sorte d'accident de naissance, tout son judaïsme s'exprime dans le fait que les étrangers le considère comme juif et le traitent comme tel, comme ils le jugent bon d'après leur éducation et leurs conceptions.

Un exemple frappant du destin juif est fourni par cette formule cyclique du Livre des Juges : " Ils firent le mal… Et Dieu les livra aux mains de… Et ils crièrent vers Dieu… Dieu les sauva… Et ils recommencèrent à faire le mal ". C'est l'étape où ils se sont débarrassés des valeurs spécifiquement juives.
" Dieu les livra… " ou " Dieu les vendit… " - c'est le destin des Juifs vides et démunis de tout contenu juif dont le judaïsme s'exprime tout entier dans le fait que leurs ennemis les oppriment en tant que Juifs.

Le livre de Sartre, Réflexion sur la question juive, fournit un excellent exemple de la situation du Juif " livré aux mains de… " ou " vendu à ". Sartre est l'un de ces non-Juifs dans les mains desquels ont été livrés des Juifs qui avaient fait le mal dans cette génération. D'où sa connaissance intime de la situation déplorable des Juifs " livrés aux mains de ". La description donnée par Sartre est une perle jetée aux ordures, car le reste de ses propos dans ce livre ne valent pas grand-chose. Sartre propose, entre autres, que les Français donnent aux Juifs la possibilité de partager la culture française, comme si cela changerait quoi que ce soit à l'attitude du non-Juif envers le Juif " livré aux mains de " en bien ou en mal. Ce qui est essentiel, c'est que le Juif " livré aux mains de " ne peut pas influer sur l'attitude du non-Juif à son égard. Celle-ci est déterminée par son éducation, ses conceptions, ses goûts et ses préférences, le Juif n'étant en l'occurrence qu'un objet.

Le Juif assimilé, dont le judaïsme ne revêt aucune signification positive, est toujours " livré aux mains de ". Sa possibilité de se débarrasser de son identité propre pour en adopter une nouvelle dépend de l'avis de ceux qui possèdent cette nouvelle identité ; de plus cet avis n'est pas déterminé par des critères objectifs, en sorte que ceux qui décident sont à la fois juges et parties et fixent eux-mêmes les faits qui font admettre ou rejeter le Juif attaché à adopter leur identité. Il suffit au non-Juif de rejeter un tant soit peu le Juif pour pouvoir affirmer que les efforts du Juif pour adopter une identité non-juive ne sont pas encore couronnés de succès et le condamner ainsi toute sa vie à un labeur sisyphien. L'assimilation est l'enfer du Juif moderne qui a fait le mal aux yeux de son Dieu.
À nouveau, dans la vie quotidienne, les Israéliens ne le ressentent pas, bien qu'ils soient en majorité des Juifs assimilés par excellence et parce qu'ils vivent entre eux. Les tourments retombent sur leurs représentants qui entrent en contact avec des étrangers. C'est objectivement un enfer, bien qu'avec leur peau d'éléphant, les dirigeants de l'État ne le ressentent pas comme tel (voir à cet égard les simagrées de Weizmann en Égypte). Si, une fois seulement, ils pouvaient se voir de l'extérieur comme ils apparaissent à certains d'entre nous, je doute fort de leur capacité à le supporter, en dépit de leur peau dure.

Il y a probablement lieu ici d'évoquer un autre aspect de la Shoah. Après deux mille ans d'hospitalité dans des pays étrangers, les Juifs sont sortis blessés dans leur âme. Il leur manque deux éléments fondamentaux indispensables à tout homme pour être normal : l'honneur et la volonté. Le lien entre les deux est tellement véridique qu'on en tire un aphorisme : " La volonté de l'homme, c'est son honneur ". La vie en Diaspora était si oppressante que l'unique volonté possible pour le Juif était la volonté d'être Juif et le seul honneur qui lui restait était de raviver cette volonté, c'est-à-dire son honneur en tant que Juif. Comme le Juif assimilé ne veut pas être Juif et a honte de son judaïsme (sois Juif chez toi…), il a perdu l'unique volonté et l'unique honneur qu'il pouvait avoir. Le Juif assimilé, resté sans volonté et sans honneur, devient donc un opportuniste qui pousse comme de la mauvaise herbe dans les interstices qui s'ouvrent devant lui dans les ruines de l'Occident. L'opportunisme de l'Israélien et le pragmatisme de ses dirigeants (qui n'est pas du tout du pragmatisme comme nous l'expliquerons dans un autre article) sont des expressions de cette absence de volonté et d'honneur.

Le sentiment de l'honneur constitue cependant l'antenne par laquelle l'homme capte les humiliations qui lui sont adressées. Mais, d'une part le Juif assimilé est livré aux mains de l'antisémite au point de devenir la victime idéale des humiliations et, d'autre part, il est tellement dépourvu d'honneur qu'il n'est plus possible de l'humilier. Toute tentative d'un antisémite de rabaisser un tel Juif le laisserait frustré, plongé dans ses manœuvres malveillantes, car le Juif ne se rend compte de rien. Pour satisfaire sa méchanceté, il ne reste à l'antisémite qu'à battre le Juif au seul endroit qui est demeuré sensible, qui vit et qui réagit, c'est-à-dire porter des coups fatals à sa phénoménale volonté de survie. Il s'ensuit que le manque de dignité du Juif assimilé est au moins l'un des facteurs qui ont suscité la Shoah. Et si des Juifs fiers de l'être sont morts eux aussi dans la Shoah, nos Sages ont déjà dit qu'à une époque d'idolâtrie, la barbarie s'abat sur le monde et détruit indifféremment justes et méchants.

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L'ignorance délibérée de la souffrance et du destin juif a eu pour conséquence que la puissance militaire et l'économie juives, deux piliers de la puissance juive en Israël, n'ont pas été décidées en fonction de l'ampleur de cette souffrance et de ce destin dans le but d'y mettre fin, mais se sont développées de façon évolutive en vue de résoudre les problèmes immédiats de l'entreprise sioniste. Elles ont ainsi revêtu le caractère provincial que nous leur connaissons. L'économie juive était destinée à fournir des moyens de subsistance aux Juifs et la force militaire à défendre les Juifs du pays contre des pogroms. La petite ville juive apparaît ici avec ses problèmes et ses solutions sous le couvert de la délivrance sioniste. Selon la conception sioniste, la menace de l'antisémitisme chrétien que les sionistes ont fui pour se rendre en Eretz Israël, a cessé d'exister comme par magie dès que leurs pieds ont foulé la terre d'Israël. En 1936-39, le peuple d'Israël, dépourvu de spécificité, fut confronté à des bandes d'émeutiers. Si l'institut Shiloah avait existé à l'époque, ses devins auraient émis l'opinion que la force juive serait suffisante pour résister à toute menace visible.

Quiconque pensait alors que la haine des Arabes d'Eretz Israël à l'encontre des Juifs était un phénomène différent de celui d'Occident reçut un démenti cinglant lorsque les forces du général Rommel parvinrent aux portes du pays, tandis que Hadj Amin al Husseini, le père spirituel de Yasser Arafat et son prédécesseur à la tête des Palestiniens, se trouvait à Berlin dans l'entourage d'Hitler, impatient de revenir avec des forces allemandes en tant que gauleiter de Jérusalem. Pour prévenir ce danger, les membres du Palmakh (unités combattantes de la population juive avant la création de l'État d'Israël, NdT) furent envoyés dans le Néguev " avec des bâtons en guise de fusils " comme le dit la chanson. On devine aisément l'efficacité de ces bâtons face aux armées du général Rommel. Si la bataille d'El Alamein s'était soldée par la victoire des Allemands, la population juive du pays, ce peuple nouveau qui tournait le dos à l'histoire juive, à la souffrance juive et au destin juif, serait tombée aux mains des Palestiniens et des nazis, et aurait été réduite à l'impuissance comme l'un des ghettos d'Europe. Ce nouveau peuple juif, ce-peuple-comme-tous-les-autres, aurait été effacé de la terre, non pas en tant que socialistes ou gens de gauche, mais en tant que Juifs, parce que les Allemands et les Palestiniens les considéraient comme tels. Et, le Jour du souvenir de la Shoah et de l'héroïsme, les Juifs des États-Unis auraient glorifié le courage des combattants du Palmakh qui auraient affronté les blindés allemands armés seulement de leurs bâtons.

Depuis lors, périodiquement, la situation se reproduit lorsque la puissance israélienne provinciale, évoluant en réponse à des besoins courants, se retrouve devant une nouvelle menace imprévue dont la vigueur l'emporte sur celle des facteurs locaux que l'évolution aurait dû maîtriser. Ce fut le cas, quelques années plus tard, lorsque les États arabes attaquèrent l'État d'Israël le jour de sa naissance et le prirent par surprise alors que ses arsenaux ne contenaient que mille trois cents fusils. Régulièrement, Israël a la surprise de se retrouver devant une puissance d'une telle hostilité que Dieu doit accomplir un miracle pour le sauver. La guerre de Kippour fut une allusion au fait que l'État d'Israël avait épuisé les miracles qu'il avait en crédit et qu'il devait dorénavant se préoccuper de se doter d'une puissance suffisante pour se défendre.

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Et maintenant, à nouveau, le rapport entre la puissance de l'État d'Israël et celle des forces coalisées contre lui, est à peu près identique au rapport entre les membres du Palmakh munis de bâtons et la puissance des blindés allemands. L'économie israélienne, composante si importante de la puissance d'Israël, n'a pas évolué au point d'entretenir la force militaire de l'État d'Israël sans aide extérieure. Il en est de même pour la technologie israélienne incapable de produire pour Tsahal certaines pièces d'armement indispensables.

Depuis l'indépendance de l'État, la puissance israélienne a évolué dans un contexte d'affrontement entre deux forces locales : Israël et les États arabes avec, en toile de fond deux grandes puissances patronnant les forces locales : l'Union soviétique, patron des pays arabes considérés comme extrémistes et les États-Unis patron des pays arabes considérés comme modérés, patron également, sans conviction et avec réticence, de l'État d'Israël. Par-delà le bavardage sur " l'engagement moral " des États-Unis envers Israël, pointe toujours l'intérêt américain à maintenir un État d'Israël fort servant de moyen de pression sur les États pétrolifères.

Dès lors que les États-Unis ont renoncé à l'option de s'emparer par la force du pétrole arabe au cas où celui-ci ne lui serait pas fourni volontiers et à un prix raisonnable, deux faits se sont produits :
1. Les États-Unis sont devenus guère plus que le vassal de l'Arabie saoudite ;
2. Ils n'ont plus besoin de l'État d'Israël, car pour se tenir sur ses pattes arrières et bien supplier, il n'est pas nécessaire d'avoir des alliés.
L'une des forces locales est donc devenue une force mondiale capable de soumettre à sa volonté et d'aligner à ses côtés l'ex-patron d'Israël. Cette situation, dans laquelle l'État d'Israël dépend, pour son existence même, d'un autre État lui-même dépendant, également pour son existence, de ceux qui veulent détruire Israël, semble être tirée d'une histoire de Sacher-Masoch (romancier autrichien de la fin du XIXe siècle, NdT). (Le récit intitulé Vengeance de femmes se fonde entièrement sur une situation semblable. D'une façon générale, la connaissance de la littérature sado-masochiste est susceptible d'éclairer les relations entre les Juifs et l'Occident au cours des dernières générations). L'État d'Israël se retrouve donc isolé, sans avoir la capacité de résister sans aide extérieure, ne serait-ce que pour un laps de temps très court, alors que cette aide ne cesse de diminuer et que tout porte à croire qu'elle ne durera pas, la coopération avec les États-Unis arrivant à son terme.

Mais ce n'est pas tout : l'État d'Israël se trouve dans une situation politique difficilement tolérable, susceptible de remettre en cause la taille de son territoire voire sa survie. Ce n'est pas cela seulement qui est mis en balance, mais plutôt l'existence physique des Juifs d'Israël lorsque leur cadre étatique aura été disloqué. L'État d'Israël se trouve dans les conditions de la Shoah. Il existe à nouveau cette " masse critique " de circonstances qui libère chez les non-Juifs leur connivence dans le meurtre perpétré contre les Juifs au niveau des impondérables et qui se passe d'explications. L'OLP et son chef Yasser Arafat ont toujours été présents sur le terrain, prêts à jouer le rôle d'entrepreneur patenté pour la liquidation des Juifs, mais ce n'est que dernièrement qu'ils sont devenus un facteur d'une grande puissance, doté d'une souveraineté suffisante pour réaliser ses desseins criminels. Il existe également une situation troublée causée par la crise pétrolière et la pression sans relâche exercée par l'entrepreneur de la mort. On peut donc contribuer à l'extermination des Juifs par un soutien politique et par la fourniture d'armes sophistiquées sans participer physiquement à cette extermination.

Et on trouve à nouveau des Juifs éclairés et assimilés dont on peut endormir la vigilance, et ce au moyen de la paix. " La paix " est le mot code de la solution finale au problème juif du Proche-Orient. Tous ceux qui sont de connivence - Carter, Sadate, Giscard, Kreisky, Arafat et les autres - tous savent de quoi il s'agit lorsqu'il est question de " paix ". " La paix " dans la Shoah des Juifs d'Israël joue la même fonction que le slogan Arbeit macht frei, (le travail, c'est la liberté) dans la Shoah des Juifs d'Europe : les deux slogans sont destinés à tromper les Juifs harcelés par leurs bourreaux. Mais cette confiance aveugle et indéfectible dans l'Occident et dans son aide, alors que cet Occident n'est même plus capable de se sauver lui-même, la peur de se retrouver isolé dans le néant d'une vie dépourvue de toute spécificité, conduisent à une grande lassitude. Et, de même que de nombreux Juifs dans les camps ont cru que les chambres à gaz étaient des douches, de nombreux Juifs en Israël croient que quelqu'un a sérieusement l'intention de conclure une paix réelle avec eux.

S'il avait été décidé de doter Israël d'une puissance à la mesure du destin juif et des souffrances juives, l'État d'Israël n'aurait rien à craindre de personne. Actuellement la grande souffrance [ ???? ] est imputable au péché originel que fut l'ignorance délibérée de la souffrance et du destin juifs, faute qui est responsable du fait que la force juive en Israël sera déterminée en fonction de la puissance des ennemis de la région. Et comme ce n'est pas la génération du désert qui s'est installée en Eretz Israël, mais celle des esclaves sortis d'Égypte, la désolation s'abat sur notre pays. On peut le démontrer comme un théorème de géométrie : un État d'Israël dissocié de l'histoire juive ne peut exister. Il n'est pas d'histoire juive sans destin juif. Les Juifs repus de jouissances matérielles ne pourront jamais prendre part au destin juif. Ce sont donc les Israéliens qui souffriront. Et Israël connaîtra bientôt des souffrances terribles. Ce qu'il fallait démontrer.

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Nous venons de célébrer une fois de plus le jour de " la Shoah et de l'héroïsme ". Ces deux couples de mots, " Shoah et héroïsme " et " Shoah et renaissance " reflètent toute la fausseté de l'existence au sein de laquelle nous rêvassons, à demi-conscients, comme dans un cauchemar. Une Shoah, une catastrophe, c'est ce qui arrive à un troupeau de girafes coincé au milieu d'un cataclysme dans la jungle. Ce terme ne peut désigner l'un des événements les plus importants et les plus décisifs de l'histoire, un événement qui a une logique interne par laquelle il est susceptible de se reproduire. L'héroïsme dont il est question honore certainement ceux qui furent des héros. Mais un courage qui n'a pas réussi à empêcher l'extermination est dénué de valeur. Ce n'est que dans ce pays de gens courageux où on a tellement honte de la souffrance juive qu'on a besoin d'un tel héroïsme pour expier la terrible honte que les Israéliens ressentent devant la souffrance de leur peuple. On érige donc des édifices somptueux, on alloue des budgets énormes, on met en place des structures imposantes. Avec tout le respect qu'on doit aux héros, un héroïsme juif qui est incapable d'éviter le massacre des Juifs et incapable de détruire leurs ennemis, ne vaut pas grand-chose.
L'association des deux termes " Shoah et héroïsme " est une allusion au fait que l'édification de l'État d'Israël constitue la réponse à la Shoah. Ce n'est bien sûr qu'une supercherie. Tsahal est certes une armée puissante, mais - on l'a vu plus haut et le moindre écolier en est conscient - l'économie israélienne ne parvient pas à la maintenir longtemps en tant que force combattante et à lui fournir tous les moyens militaires dont elle a besoin, sans aide extérieure. Cette aide ne cesse de diminuer et on prévoit qu'elle cessera bientôt complètement. L'État d'Israël risque donc de se retrouver très prochainement dans une situation où sa puissance ne suffirait pas à le protéger contre ses ennemis. Tout ce qui est insuffisant pour atteindre cette finalité - éviter l'extermination des Juifs d'Israël - ne vaut rien. C'est pourquoi, un État d'Israël incapable d'empêcher l'extermination des Juifs du pays ne vaut rien. Il ne vaut doublement rien parce que les deux éléments [l'économie et l'armée] qui déterminent sa puissance ne valent rien.

La réponse à l'extermination, ce n'est pas un État mais une puissance. Un État faible comme l'État d'Israël ne résout rien car, dans les conditions actuelles, il est incapable d'empêcher l'extermination des Juifs d'Israël. Dans les conditions de Shoah que connaît Israël, on ne peut empêcher l'extermination des Juifs du pays (que l'on parle de paix ou de guerre) qu'en adoptant un régime produisant et accumulant spontanément la puissance. Tout cela n'a aucun rapport avec le désir de puissance chez Nietzsche car il n'est pas question ici d'une aspiration à la puissance pour elle-même, mais de la nécessité d'entretenir une puissance pour pouvoir exister. (J'insiste sur ce point pour éviter l'humiliation de certains intellectuels israéliens susceptibles de tomber dans le piège d'une association primitive entre la nécessité de puissance dont nous parlons, imposée à Israël par les circonstances, et l'aspiration à la puissance telle que la conçoit Nietzsche. Cette explication peut rendre service à ces intellectuels qui, en fin de compte, ne sont ni futiles ni irréfléchis, mais seulement frappés d'une stupidité qui, Dieu merci, n'est pas leur apanage personnel, mais relève d'un phénomène sociologique. Cette stupidité paralyse leurs facultés mentales parfois impressionnantes, en les cantonnant à quelques domaines restreints).

Si les Israéliens décident d'être aussi forts qu'ils peuvent l'être, ils se rendront compte rapidement que, bien qu'ils ne soient que trois millions d'âmes, ils peuvent être suffisamment forts pour résister à toute menace existentielle d'où qu'elle vienne. Avec tout le respect qu'on peut avoir pour les tribus noires de la jungle, les Juifs ne sont pas exactement la tribu des Ibos du Biafra. S'ils ne veulent pas être massacrés, nul ne pourra les atteindre. Ils ont assez de savants de premier ordre. Le hic, c'est que sur dix mesures de stupidité sociologique données à Israël, l'université juive en a pris neuf, elle qui devrait constituer le fondement de la puissance qui empêcherait une Shoah des Juifs d'Israël de se produire.

C'est seulement longtemps après, on le sait, que les hommes se rendent compte de tous les aspects d'un changement survenu à la suite d'une évolution scientifique et technologique. La routine dans l'approche fait que l'intégration de tout changement révolutionnaire prend un temps considérable et seulement après avoir apporté des modifications. On a longtemps donné aux automobiles l'allure des fiacres attelés à des chevaux, comme le souligne Henry Kissinger dans son livre L'arme atomique et la politique étrangère. Ce laps de temps considérable qui s'écoule en général entre la conception scientifique et son application dans la réalité, l'État d'Israël peut l'éviter en fournissant un effort conscient. C'est ce qui se produit déjà au moins dans un domaine, l'agriculture. L'un des atouts que présente l'agriculture israélienne est la rapidité d'application sur le terrain des inventions scientifiques, grâce au niveau intellectuel relativement élevé de l'agriculteur israélien par rapport à celui de l'agriculteur occidental.

Il n'y a guère si longtemps, une population de plusieurs centaines de millions d'habitants était un élément essentiel pour jauger la puissance d'un État. Aujourd'hui, on pense encore de même, mais ce n'est plus que par la force de l'habitude, car ce facteur ne cesse de perdre de sa valeur. Il existe en Israël des entreprises géantes au regard du pays, mais, même dans le monde, elles seraient considérées au moins comme des entreprises de taille moyenne. Elles fonctionnent par roulement de trois équipes de moins de vingt personnes. Dans des secteurs de plus en plus nombreux, l'automatisation permet d'obtenir une puissance industrielle avec un minimum de main-d'œuvre. La puissance de l'Union soviétique se fonde sur quelque vingt mille scientifiques éminents dont environ deux mille sont juifs, soit dix pour cent, alors qu'ils ne constituent qu'un pour cent de la population. La masse humaine de plusieurs centaines de millions de bouches à nourrir est aujourd'hui une source de faiblesse en Union soviétique.

Les Israéliens pourront s'épargner bien des souffrances et bien des pertes qu'ils ont subies jusqu'à présent s'ils se ressaisissent et adoptent un régime de production et d'accumulation de puissance. Il ne s'agit pas d'une guerre de plus, mais d'une guerre d'extermination qui sera perpétrée avec l'aide de puissances dont certaines soutenaient autrefois Israël. Cela se réalisera dans quelques années. L'effort nécessaire à fournir pour être prêt cette fois-ci devra être intense, réel et incontournable, faute de quoi Tsahal multipliera les actes d'héroïsme qui seront immortalisés par les Juifs des États-Unis avant que leur temps n'arrive aussi. Il ne fait aucun doute que les Israéliens sont encore capables de fournir l'effort indispensable. Ils possèdent l'essentiel : la vitalité. Ce qui leur fait défaut, c'est l'intégrité intérieure requise pour la coopération dont dépend le succès de l'effort. Les Israéliens sont constitués d'une matière trop fruste et trop commune. Mais le carbone lui aussi est un matériau fruste et commun qui, dans certaines conditions, se transforme en diamant. On peut garantir aux Israéliens en toute certitude, pour un avenir proche, des conditions de température et de pression qui leur permettront de se transformer en diamants ou, en tout cas, en quelque chose de suffisamment propre et suffisamment fort pour exister. Ils doivent se souvenir de la Shoah non seulement un jour par an, mais tous les jours, pour avoir sous les yeux le sort qui les attend. Et cela même ne leur donnera pas une idée juste des choses. Chaque non-Juif a sa manière à lui d'assassiner. Les Arabes aiment le massacre chaud, humide et fumant. Si, un jour, nous tombons aux mains des Arabes, nous languirons les bons gaz stériles des Allemands.

Pour prévenir la prochaine Shoah, les Israéliens doivent faire fonctionner le souvenir de la précédente. Au lieu d'y chercher des actes héroïques qui n'ont pas abouti, ils doivent y voir le paroxysme de la souffrance juive. Celle-ci doit les inciter à fournir un effort et à mener un mode de vie qui mettra un terme à cette souffrance. Cela signifie : création et accumulation de puissance. Telle est la leçon principale de la Shoah et, si nous n'avons pas tiré cette leçon, les Allemands auront gaspillé sur nous, en pure perte, des tonnes et des tonnes de Zyklon B.

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