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LA LANGUE
ET LA LITTÉRATURE HÉBRAÏQUE
L'hébreu appartient au
groupe des langues sémitiques du Nord-Ouest, dont il constitue,
avec le phénicien et le moabite, le rameau cananéen.
L'hébreu, aujourd'hui
langue nationale d'Israël, représente, en effet,
la forme évoluée de l'idiome qui était en
usage chez les populations de Canaan antérieurement à
l'arrivée des Israélites. Ces derniers ont dû
abandonner pour la langue de leurs hôtes, dont la civilisation
était supérieure, le dialecte araméen qu'ils
parlaient originellement. Les gloses des lettres d'El-Amarna
(XVe et XIVe siècles av. notre ère) ont permis
de reconstituer la grammaire de cette langue de Canaan, ancêtre
de la langue hébraïque
La littérature hébraïque
présente la particularité de s'être développée
pratiquement sans solution de continuité depuis plus de
trois millénaires. En outre, contrairement à l'évolution
que l'on rencontre généralement, c'est le monument
historique le plus ancien, la Bible, qui fut et reste considéré
comme le modèle parfait, source de toute inspiration future.
En conséquence, sur le plan littéraire comme sur
le plan linguistique, la langue et la poésie bibliques
apparaissent comme plus proches du XXe siècle que
l'anglais de Chaucer ou le français du pauvre Rutebeuf.
Évaluer l'importance relative
des diverses époques est difficile, car les documents
conservés ne constituent qu'une partie souvent réduite
et parfois secondaire d'un ensemble. Certains moments de l'histoire
littéraire sont mal connus et d'autres le seraient restés,
n'étaient les découvertes retentissantes des manuscrits
de la mer Morte en 1947 et de la gueniza du Caire en 1896.
Les manuscrits de la mer Morte
donnent une idée de la période qui s'étend
entre la fin de l'époque biblique (env. IVe s. av.
J.-C.) et l'époque mishnique (jusqu'au IIIe s.).
Les textes, et surtout les admirables poèmes liturgiques
découverts dans la gueniza du Caire (dépôt
des textes sacrés anciens ou hors d'usage), montrent que
les siècles qui se sont écoulés entre la
clôture de la Mishna (Misna )
et l'époque médiévale ont dû être
très riches. On en dégagera ici les lignes de force.
La littérature hébraïque
moderne comprend essentiellement l'époque de la Haskala
("les Lumières"), qui dure jusqu'en 1881, celle
du "Retour à Sion" chanté comme un souhait
ardent, puis réalisé (H. N. Bialik, S. Tchernichovski),
la littérature préisraélienne (jusqu'en
1948) et, enfin, israélienne.
1. L'hébreu
L'hébreu biblique ou
hébreu ancien
Textes
L'hébreu biblique est
la langue dans laquelle a été rédigé
- à l'exception de quelques passages - l'ensemble littéraire
qui constitue la Bible juive. Une partie des apocryphes et des
pseudépigraphes, qui nous sont parvenus surtout en traduction,
furent sans doute composés primitivement dans la langue
originale de la Bible. C'est ce que démontrent, par exemple,
les fragments hébreux du Siracide mis au jour à
Qumrân en 1956 et à Massada en 1964.
Le domaine de l'hébreu
biblique a été considérablement élargi
par la découverte, à partir de 1947, dans les grottes
du Wadi-Qumrân, au nord-ouest de la mer Morte, d'une collection
de textes antérieurs au christianisme, legs d'une secte
juive dans laquelle de nombreux savants s'accordent à
reconnaître les Esséniens.
En dehors de ces compositions
littéraires, il faut signaler encore divers monuments
révélés par l'épigraphie: "calendrier"
de Gezer, inscription de Siloé, sceaux, lettres de Lakish,
estampilles de jarres, monnaies, inscriptions funéraires.
Tous ces textes s'échelonnent
du Xe siècle avant J.-C. aux abords de l'ère
chrétienne.
Phonétique
et alphabet
Le système phonétique
de l'hébreu représente une simplification du système
sémitique primitif. Les symboles de l'alphabet hébraïque
auxquels correspondent les caractères latins b ,
g , d , k , p ,
t , notent, selon qu'ils sont ou non affectés
d'un point diacritique, une prononciation dure ou spirante. Les
gutturales, moins nombreuses que dans l'état originel,
ont une prononciation qui les différencie nettement les
unes des autres. L'hébreu biblique possède des
consonnes emphatiques, caractéristiques des langues sémitiques.
Les trois voyelles fondamentales du sémitique commun,
a , i , u , avec leurs variétés
longues ou brèves, ont abouti en hébreu ancien
à sept voyelles longues, moyennes ou brèves. L'hébreu,
comme l'arabe, accentue plus fortement la fin de phrase. Ce phénomène
entraîne un allongement de voyelle dans le vocable qui
est suivi d'une ponctuation forte. C'est la forme pausale.
L'hébreu se lit de droite
à gauche. L'alphabet hébraïque compte vingt-deux
signes qui ne notent que les consonnes. Les Israélites
l'ont emprunté aux Phéniciens et s'en sont servis
sous sa forme originelle, dite hébréo-phénicienne
ou paléohébraïque, jusque vers le milieu du
premier siècle avant l'ère chrétienne. À
partir de cette époque, l'alphabet hébréo-phénicien
cède la place - sauf lorsqu'on veut user, pour divers
motifs, d'une graphie archaïsante - aux caractères
assyriens ou écriture carrée, dérivés
d'une cursive araméenne. Divers systèmes imaginés
tardivement, entre le VIe et le VIIe siècle de notre
ère, ont permis de noter les voyelles. La notation qui
s'est imposée est celle de Tibérias.
Lexique
L'hébreu biblique est
une langue à la fois archaïque et simple. Disposant
d'un matériel lexicologique assez restreint, il le met
en ouvre avec une fraîcheur et une délicatesse qui
compensent cette relative pauvreté. Comme toutes les langues,
il a dû comporter des dialectes: quelques vestiges en subsistent
dans la Bible. La langue de la poésie se distingue assez
sensiblement de celle de la prose par certains traits archaïques.
La versification repose sur le parallélisme des deux ou
trois stiques qui constituent le verset et qui expriment la même
idée en la formulant d'une manière analogue ou
antithétique. De plus, chacun de ces stiques comporte
le même nombre de syllabes toniques ou temps forts, sauf
dans le rythme de l'élégie qui résulte de
l'alternance d'un stique plus long et d'un stique plus court.
Le style des prophètes est marqué par une certaine
liberté à l'égard du parallélisme.
Jusqu'à l'époque
de la Captivité (586 av. notre ère), la langue
hébraïque n'admet que peu de vocables étrangers.
Après la Captivité, elle devient plus perméable
à l'influence de l'araméen qui prévalait
en Galilée, postérieurement à la chute de
Samarie (721 av. notre ère), et n'avait cessé de
gagner du terrain. Il admet aussi plus volontiers des vocables
empruntés au perse et des tournures de la langue populaire.
Ces caractéristiques, que l'on relève dans des
écrits qui s'efforcent à une imitation consciencieuse
des genres et de la langue des ouvres de la période préexilique,
annoncent déjà l'hébreu mishnique.
Morphologie et
syntaxe
Comme toutes les langues sémitiques,
l'hébreu a pour éléments de base des racines
verbales de trois consonnes qui expriment l'idée fondamentale.
Des consonnes préfixées (préformantes) ou
suffixées (afformantes) permettent la formation nominale
et la constitution de types substantifs aux valeurs déterminées.
Le sémitique commun possédait
une déclinaison à trois cas principaux. Il n'en
reste que des vestiges en hébreu. Ce qu'on appelle la
flexion d'un substantif hébraïque n'est autre chose
que l'ensemble des modifications vocaliques affectant le thème
consonantique de ce substantif, selon qu'il est employé
à l'état absolu du singulier ou du pluriel (c'est-à-dire
lorsqu'il ne régit aucun complément déterminatif),
ou à l'état construit du singulier ou du pluriel
(c'est-à-dire lorsqu'il est déterminé par
un complément), ou enfin avec l'adjonction d'un suffixe
possessif. ||||--|||||
Le nom hébreu connaît
deux genres et trois nombres, les objets qui vont par paires,
comme les membres doubles, etc., étant au duel.
Le verbe hébreu possède
sept formes que prend la racine suivant qu'il s'agit d'en exprimer
l'idée fondamentale (forme légère ou simple)
ou certaines nuances particulières (formes lourdes ou
augmentées). Chacune de ces formes comporte un indicatif
à deux temps. Cinq formes ont, en outre, un mode volitif:
impératif pour la deuxième personne; cohortatif
pour la première et, à une forme seulement, jussif
pour la troisième. La forme simple admet quatre noms verbaux:
infinitif absolu et infinitif construit, participe actif et participe
passif. Deux formes augmentées sont dépourvues
d'infinitif construit. Toutes, en dehors de la forme simple,
n'ont qu'un seul participe, de valeur active ou passive selon
la signification propre à chaque forme.
Les temps de l'hébreu
envisagent le procès non pas sous l'angle chronologique,
mais selon son aspect, c'est-à-dire selon qu'il est accompli
(parfait) ou en train de s'accomplir (imparfait). La consonne
vaw (vaw conversif) préfixée
à un parfait ou à un imparfait donne à chacun
de ces temps la valeur du temps qui lui est respectivement opposé.
Les personnes sont marquées
par des désinences (parfait) ou des préformantes
(imparfait), débris de pronoms ou éléments
à valeur démonstrative. Aux deuxième et
troisième personnes, l'hébreu exprime les genres
par des formes spécifiques.
Les accidents phonétiques
auxquels sont exposées les consonnes qui constituent la
racine verbale commandent la répartition des verbes hébraïques
en verbes forts ou sains, verbes à gutturales, et diverses
catégories de verbes faibles. Tous les verbes peuvent
recevoir des pronoms personnels suffixés sujets ou, surtout,
objets.
La construction de la phrase
hébraïque est paratactique plutôt que syntactique.
Elle procède par courtes propositions coordonnées
par la conjonction we ("et") qui reçoit
des valeurs variées, selon le contexte. La simplicité
de ce système n'empêche pas l'hébreu d'exprimer
à peu près toutes les nuances de la subordination.
Néanmoins, la langue ressent, dès la Bible, la
nécessité de se constituer des conjonctions de
subordination composées.
L'hébreu
mishnique
L'hébreu mishnaïque
ou mishnique, que l'on appelle souvent aussi, avec une insuffisante
précision, néo-hébreu, représente
la langue quotidienne que les Juifs de Palestine parlaient depuis
le IVe siècle avant notre ère et dont ils
ne devaient cesser de faire usage, concurremment à l'araméen,
qu'après la ruine définitive de l'État national
en 135 de l'ère actuelle. L'hébreu devient alors
langue religieuse et savante et s'efface, en tant que vernaculaire,
devant l'araméen, ou peut-être même le grec.
À la dernière phase
de l'hébreu vivant, l'idiome populaire accède à
la qualité de langue littéraire. L'ouvre principale
qui en fait usage et qui lui donne son nom est la compilation
de la Mishna (IIe siècle de notre ère).
L'hébreu mishnique se
distingue de l'hébreu biblique par des particularités
philologiques notables. Le lexique s'est ouvert aux influences
extérieures: il admet assez largement des vocables empruntés
à l'araméen, au perse, au grec et au latin. Il
innove par rapport à la Bible non seulement en donnant
à certains noms des valeurs sémantiques nouvelles,
mais aussi par l'introduction de formations nominales inédites.
Certaines des formes classiques tombent en désuétude
dans quelques catégories de verbes, tandis que des formes
nouvelles, souvent quadrilitères, apparaissent. Les temps
reçoivent une valeur plus temporelle. Le participe donne
naissance à un présent. Les constructions périphrastiques
deviennent fréquentes. L'état construit tend à
être remplacé par la particule relative de forme
se avec la préposition l suffixée.
Les prépositions et les conjonctions se multiplient. La
construction de la phrase est très différente.
L'hébreu mishnique ne doit pas être considéré
comme une langue artificielle ou dégénérée.
C'est un idiome dru et concis, pittoresque et souvent d'une limpide
élégance.
Le néo-hébreu
ou hébreu médiéval
Nous réservons le nom
de néo-hébreu à l'hébreu tel que
le pratiquent les lettrés juifs, du début du IIIe siècle
de notre ère à la seconde moitié du XIXe siècle.
Langue essentiellement livresque, le néo-hébreu
s'efforce d'imiter les modèles littéraires du passé,
de la Bible à la Mishna. Il comporte des variétés
assez nettement différenciées selon qu'il s'agit
de prose ou de poésie, selon les époques et selon
les genres traités. En prose, la langue des Midrashim
et celle du Code de Maïmonide continuent l'hébreu
mishnique. Chez les commentateurs du Talmud, l'hébreu
mishnique se charge d'éléments araméens
empruntés à la grande compilation babylonienne.
La langue des philosophes est celle dans laquelle sont rédigées
les traductions d'ouvres philosophiques ou scientifiques arabes.
La nécessité de faire exprimer à l'hébreu
les idées abstraites de leurs modèles oblige les
traducteurs à des innovations qui affectent la sémantique,
la formation nominale, la syntaxe et sont souvent des calques
serviles de l'arabe. L'hébreu médiéval utilise
volontiers une cursive dérivée de la forme carrée:
la graphie dite rabbinique ou de Rashi.
À partir du dernier quart
du XVIIIe siècle, en liaison avec le mouvement de
la Haskala qui s'efforce, en Allemagne, de libérer du
Moyen Âge les Juifs et de les adapter au monde moderne,
le style de la "rhétorique" ou melitsah tente,
avec un succès assez médiocre, de revenir à
la pureté de l'hébreu biblique en rompant complètement
avec l'hébreu mishnique et l'hébreu médiéval.
La prétention d'exprimer
les réalités modernes par l'antique idiome de l'Écriture,
figé dans le rôle de norme linguistique, aboutit
à la constitution d'une langue solennelle et maladroite,
pourvue d'une syntaxe sclérosée et contrainte de
multiplier les périphrases pour désigner, d'une
façon parfois peu intelligible, les notions et les choses.
Bien qu'il soit l'instrument d'un mouvement d'émancipation,
l'hébreu de la melitsah , par son caractère,
appartient au passé de la langue hébraïque
plutôt qu'il n'en annonce l'avenir.
La poésie liturgique comporte
souvent la rime, mais non le mètre. Sa langue est fondée
sur celle de la Bible. Toutefois, tandis qu'à sa première
période elle recourt très volontiers à des
innovations d'ordre morphologique, elle finit par renoncer à
la plupart d'entre elles, cependant qu'elle accueille plus largement
des expressions talmudiques.
La poésie métrique,
introduite au Xe siècle, comporte deux variétés
ou deux styles. Dans le style espagnol, la langue est essentiellement
celle de la Bible, quoiqu'on y décèle l'influence
du style philosophique de la prose et celle de l'arabe. À
la fin de la période du néo-hébreu, le style
allemand de la melitsah a plus de pureté
que de vigueur.
L'hébreu
moderne
La période moderne de
l'hébreu commence dès la seconde moitié
du XIXe siècle avec la prédominance du style
russe. L'éveil de la nationalité juive et son aboutissement
politique transforment la langue forgée par les grands
auteurs du judaïsme russe en vernaculaire: l'hébreu
vivant actuel ou israélien.
La nécessité d'exprimer
les réalités complexes de la vie contemporaine
avait contraint l'hébreu des auteurs russes à faire
appel à toutes les ressources du vocabulaire hébraïque
au lieu de se cantonner, à la façon de la melitsah ,
dans le lexique de la Bible. Prolongeant et systématisant
cet effort de rénovation linguistique, E. Ben Yehuda publie,
dans la deuxième décennie du XXe siècle,
un Thesaurus totius hebraitatis qui joue un rôle
décisif dans la formation de l'hébreu actuellement
parlé dans le nouvel État national. Ben Yehuda
n'hésite pas à préconiser même des
emprunts à certaines langues vivantes, dont l'arabe. Redevenu
langue quotidienne, l'hébreu ne cesse désormais,
comme tous les idiomes vivants, d'enrichir son dictionnaire au
gré des contingences historiques. Si bien que le Thesaurus
de Ben Yehuda, tout en restant aujourd'hui encore l'ouvrage
de base, est sensiblement dépassé par la langue
actuelle.
Sur le plan de la grammaire,
l'hébreu moderne est marqué par deux tendances
opposées. Certaines de ses particularités continuent
l'évolution qui avait transformé l'hébreu
biblique en hébreu mishnique. Ainsi en phonétique
où l'on note le recul de la prononciation spirante, réduite
aux seules consonnes b , k , p ,
et, sauf chez les Juifs arabophones, l'usure à peu près
complète des gutturales. Surtout, l'hébreu moderne
fait un usage plus large que l'hébreu mishnique de la
subordination et de constructions de phrases complexes. Selon
l'autre tendance, l'hébreu moderne marque sur certains
points de morphologie une rupture avec l'hébreu mishnique
et un retour à l'hébreu biblique.
Enfin, par des développements
originaux tels que l'abandon à peu près total de
la forme pausale et l'usage généralisé du
discours indirect, l'hébreu moderne se distingue à
la fois de l'hébreu biblique et de l'hébreu mishnique.
La prononciation de l'hébreu
moderne est conforme à celle des Juifs orientaux, ou Sephardim.
La prononciation des Juifs d'Europe, ou Ashkenazim, est conservée
parfois en poésie. La graphie courante est une cursive
qui procède des caractères carrés de l'imprimerie.
Encore en devenir, à certains
égards, l'hébreu moderne est d'ores et déjà
un idiome harmonieux, apte à exprimer avec élégance
et naturel, à l'instar de n'importe quelle autre langue
de culture, toutes les réalités du monde moderne
et toutes les nuances de la pensée.
Extrait de l'Encyclopédie
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