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2. La littérature hébraïque

De la Mishna à Rabbi Loeb

La période mishnique (env. Ier s.-230)

Le retour de captivité, la révolte des Asmonéens et l’indépendance retrouvée, puis perdue (70 apr. J.-C.), favorisent l’éclosion des sectes juives, se réclamant toutes du patrimoine spirituel de la Bible (sadducéens, pharisiens, esséniens, zélotes). Seul le judaïsme pharisien survécut (face à une autre secte issue du judaïsme acceptant pour messie Jésus de Nazareth: les chrétiens).

Outre la grande floraison du judaïsme alexandrin, le monument littéraire de cette période fut sans contexte la Mishna  (d’une racine hébraïque signifiant répétition, étude – de la Loi).

Le propos de la Mishna  est donc d’expliquer la "Loi et les prophètes". Hillel l’Ancien (fin du Ier s. av. J.-C.) formula les premières règles d’herméneutique, qui furent reprises et complétées par Rabbi Ismaël (IIe s.).

Au début du IIIe siècle, Rabbi Juda le Saint mit par écrit la Mishna , se basant sur quelques recueils antérieurs mais surtout sur la loi orale transmise de maître à disciples, de génération en génération. On trouve dans la Mishna , à côté de l’enseignement juridique dans toute sa rigueur, un enseignement éthique (maximes des Pères de la Synagogue) et religieux d’une grande valeur:

Ben Zoma disait: Qui mérite le nom de sage? Celui qui trouve quelque chose à apprendre de chaque homme.
  Qui mérite le nom de héros? Celui qui dompte ses passions.
  Qui mérite le nom de riche? Celui qui est satisfait de son sort.
  Qui jouit du respect? Celui qui témoigne considération envers les créatures de Dieu.

On possède également des recueils de midrashim  (explications allégoriques). Certains sont très anciens, tels le Sifra  (commentaire sur le Lévitique) ou le Sifre  (commentaire sur les Nombres ou le Deutéronome); d’autres, plus tardifs, tel le Midrash Rabba  (commentaire allégorique sur le Pentateuque).

Après la clôture de la Mishna , on assiste très rapidement à une dégradation de la situation linguistique, et l’hébreu cesse d’être une langue parlée pour devenir exclusivement une langue liturgique et une langue littéraire, et cela jusqu’au début du XXe siècle.

La Guemara (commentaires) vint s’ajouter à la Mishna  au cours des trois siècles qui suivirent. Ces commentaires sont à la fois d’ordre juridique, exégétique, moral. Mishna  et Guemara  constituent ensemble le Talmud (l’Enseignement). Enfin, cette époque a conservé les prières les plus anciennes du culte synagogal, postérieur à la Bible.

Avant d’être créé, j’étais l’indignité même.
Maintenant que j’existe, je suis comme si je n’avais [pas été créé.
Durant la vie, je suis poussière;
Combien plus, à ma mort!...
Que ce soit ta volonté, Seigneur, de faire en sorte [que je cesse d’être un pécheur
Et daigne effacer les fautes
que j’ai commises devant Toi
et cela en ton infinie miséricorde,
et non par des châtiments.
(Prière
 , époque talmudique.)

La littérature hébraïque à l'époque médiévale

Après la lente désagrégation du judaïsme palestinien (IVe-Ve s.), le centre de gravité du judaïsme s’est déplacé vers la Babylonie, et les maîtres des académies talmudiques de ce pays (les geonim) devinrent les chefs spirituels du judaïsme tout entier, cela jusqu’au XIe siècle. De toute la Diaspora, on se tournait vers eux pour résoudre les problèmes difficiles de jurisprudence. Toutefois, le judaïsme palestinien n’était pas complètement détruit: les massorètes (de massora , "tradition") ont fixé définitivement au IXe siècle, à Tibériade, la prononciation de l’hébreu biblique et élaboré le système de points-voyelles encore en vigueur aujourd’hui. Les notes massorétiques sont d’une grande importance pour la compréhension de la Bible.

Le plus célèbre gaon fut Saadia (882-942): théologien et philosophe, il est l’auteur des Kitab al-Amanat w‘al-I’tiqadat  (Croyances et convictions ), le premier ouvrage de théologie juive; il fut également lexicographe, grammairien, poète religieux, exégète, traducteur de la Bible en arabe (le Tafsir’ ) et polémiste (il sut faire front aux attaques violentes des karaïtes, secte juive niant la valeur du Talmud et de la tradition orale et mettant l’accent sur la nécessité de "scruter diligemment le texte de la loi écrite").

Le statut des juifs d’Europe changea de nature lorsque la partie la plus importante du peuple juif passa de la "diaspora d’Ésaü" (la chrétienté) à celle d’Ismaël (l’islam). Certes le juif est un dhimmi  (citoyen de second ordre), pourtant l’islam sut se montrer plus tolérant pour ceux (juifs et chrétiens) que le Coran appelle "le peuple du Livre". La domination musulmane en Espagne a permis l’éclosion de l’âge d’or du judaïsme dans tous les domaines: en politique (Hasdaï Ibn Chaprut fut le vizir d’Abdul Rahman III), en médecine et en astronomie, mais aussi et surtout en littérature.

L’âge d’or de l’Espagne dura plusieurs siècles; la Reconquista eut de terribles conséquences sur le sort des communautés juives. La première synagogue postérieure au dur exil de 1492 fut inaugurée en décembre 1968!

La littérature hébraïque en terre d’Espagne fut d’une étonnante richesse. Après les polémiques des rabbanites contre les karaïtes, illustrées par Saadia et portant sur l’interprétation de la Bible, de savants grammairiens formés à l’école arabe fondèrent véritablement la science grammaticale et lexicologique juive. Citons entre autres Menahem Ibn Saruq, auteur d’un "recueil" (dictionnaire de racines hébraïques) et son adversaire Dunash Ibn Labrat, Hayyug (auteur de la théorie de la "trilitéralité" des racines hébraïques), Ibn Jannah, Abraham Ibn Ezra (grand érudit qui est à la fois, comme Saadia, grammairien, exégète et poète), la famille des Qimhi, en particulier David Qimhi (RaDaQ).

Ce fut l’apogée de la poésie hébraïque. Depuis les temps bibliques et jusqu’à la fin du XIXe siècle, rien qui soit comparable au talent poétique et à la magnifique langue de Salomon Ibn Gabirol (XIe s.), de Moshé Ibn Ezra, de Juda Hallévi (XIe-XIIe s.). Ce dernier, auteur des immortelles Sionides , fut le chantre par excellence de l’amour d’Israël (désignant à la fois le peuple et la terre d’Israël):

N’es-tu pas inquiète, ô Sion! du sort de tes captifs,
Alors qu’ils se tourmentent du tien, eux, les
  [rescapés de ton troupeau? [...]
Pour plaindre ta détresse, je hurle comme les
  [chacals, mais quand je rêve
Du retour de tes captifs, je suis une cithare toute
[vibrante de tes hymnes.

La philosophie juive est fortement imprégnée de culture arabe et, à travers elle, de culture grecque. Le plus grand philosophe fut sans conteste Maimonide, né en 1134, mort en 1205. Ses ouvrages, rédigés en arabe, furent traduits en hébreu par Samuel Ibn Tibbon (de la grande famille provençale des Tibbonides qui traduisirent les ouvrages de philosophie juive les plus importants).

En raison de la décadence du gaonat, le soin de "trancher" la Halakah revint aux "décisionnaires", auteurs de nombreux recueils de Responsa : Rabbenu Gershon, "Lumière de l’Exil" (Xe s.), Rabbi Asher ben Yehiel (XIIIe s.-début du XIVe s.), son fils Jacob, auteur de Arba‘ Tourim  (Les Quatre Rangées ), enfin l’auteur du célèbre Shulhan Aroukh  (Table dressée , code sur lequel est fondé le judaïsme traditionnel de nos jours), Joseph Qaro (XVIe s.), et son "annotateur", Moshé Iserlès.

Tout au long des siècles, l’exégèse biblique et talmudique constitua une part importante de l’activité littéraire des juifs. Les plus célèbres commentateurs furent sans conteste Shelomo Ishaqi (Raši , Troyes, XIe s.), ses disciples, puis Abraham Ibn Ezra et Mose ben Nahman (XIIIe s.).

À la fin du XIIe siècle se développe un mouvement mystique dans la région rhénane, dont les personnalités marquantes furent Juda le Pieux et Éleazar de Worms. La kabbale, se nourrissant aux mêmes sources mystiques, en diffère profondément. Le mouvement kabbaliste, naquit en Provence vers la fin du XIIe siècle, sur la base d’enseignements ésotériques anciens, tel Sefer ha-Bahir  (Le Livre lumineux ). Le Zohar , ou Livre de la splendeur , fut le texte kabbaliste essentiel.

La transition

Le XVIe siècle fut un siècle de transition. L’expulsion des juifs d’Espagne fit éclater cette communauté vers les pays musulmans d’une part, le Maghreb et la Turquie, d’autre part vers l’Italie, les Balkans, et vers l’Europe centrale et orientale. L’invention de l’imprimerie permit au peuple du Livre d’étendre la diffusion des textes de base.

Les grandes figures de ce XVIe siècle furent ‘Azaria de Rossi en Italie, auteur de Méor Eynayim  (La Lumière des yeux ) et surtout le Grand Rabbin de Prague, le célèbre Maharal (le Haut Rabbi Loeb)..., humaniste juif, fondamentalement attaché à la tradition, moraliste, philosophe, exégète et kabbaliste éminent. Ses écrits ont fait récemment l’objet d’études remarquables. La situation matérielle des juifs était alors peu brillante, les "ghettos" imposés conduisaient à une mentalité de repli sur soi, les persécutions et les brimades de toutes sortes ne créaient guère les conditions favorables à l’épanouissement d’une littérature.

Le renouveau du XVIIIe

Le renouveau vint d’Italie où le sort des juifs était bien meilleur. Moshé Hayyim Luzzatto (1707-1746), éminent kabbaliste, fut également dramaturge: Migdal ‘oz  (La Tour de puissance ), Lišarim Tehila  (Louange aux hommes vertueux ) sont les premières pièces qu’ait produites la littérature juive depuis de longs siècles; il fut encore moraliste (Mesilat yešarim , Le Sentier des justes ) et polémiste. Il abandonna l’hébreu "secondarisé", où tout se formulait au moyen de citations bibliques ou rabbiniques; il introduisit une clarté de conception et d’expression dans une langue alors en pleine léthargie.

Moïse Mendelssohn (1729-1786) et N. H. Viesel (1725-1805) sont considérés, avec Luzzatto, comme les pères de la littérature moderne. Forçant les portes du ghetto, le premier surtout prit une part active à la vie culturelle allemande et ouvrit la voie à l’émancipation des juifs. Mendelssohn, après Luther, traduisit la Bible en allemand, accompagnant sa traduction d’un béour  (interprétation) en hébreu. Cinq siècles après Maimonide, il osa confronter la pensée juive à la philosophie du temps. Cette confrontation avec la culture extérieure, cette renaissance des lettres et de la science juives s’épanouiront durant tout le XIXe siècle.

Les Maskilim: espoirs et illusions perdues

Le mouvement général des idées qui, en Europe occidentale, avait mis en avant les notions de liberté, de fraternité humaine, d’égalité, de progrès..., trouva un écho immédiat chez les intellectuels juifs, si complètement privés de tout ce qui constituait leurs aspirations les plus ardentes, depuis des siècles, et pourtant si avides de tout étudier, de tout apprendre. Cette "soif de connaître", dont parlait déjà le prophète Amos, s’était emparée des jeunes du ghetto.

La Haskala ("les Lumières") comporte trois périodes: rationaliste, elle devint assez vite romantique; puis les déboires, les échecs et les pogroms l’amenèrent au réalisme et au désespoir. Cependant ces trois éléments ne furent jamais exclusifs l’un de l’autre; la Haskala chante l’homme maskil : le juif idéal, intelligent et raffiné, attentif à autrui, intensément amoureux de cette nature dont le ghetto le prive si douloureusement; plus encore, le maskil  doit sortir de son ghetto spirituel, s’ouvrir à d’autres valeurs que celles du judaïsme traditionnel. Il n’est par conséquent pas surprenant que les attaques contre la religion juive, dans ce qu’elle a de contraignant, contre son immixtion dans les moindres actes de la vie, se fassent si violentes et, très souvent, si injustes.

J. L. Gordon, le poète de la Haskala, prône la nouvelle devise: "Sois juif dans ta demeure, sois homme hors de chez toi."

S. D. Luzzatto (1800-1865), comme son lointain parent, excella en de nombreux domaines. Son œuvre est nettement teintée de romantisme:

 Quand donc le monde a-t-il vu apparaître des découvertes aussi merveilleuses qu’à notre génération? Est-ce que, pour cela, on a vu diminuer les guerres, les assassinats, les rapts et les vols, le paupérisme et la misère, les malheurs, la jalousie et la haine, les cris des malheureux et les gémissements des affligés, les morts prématurées?...
(Préface aux Fondements de la Loi
 .)

H. N. Krochmal (1785-1840), natif de Galicie, foyer traditionnel du hassidisme, infléchit l’évolution de la pensée religieuse juive du XIXe siècle. Son More Neboukhe Hazeman  (Guide des égarés de notre temps ) réalisa, au moins partiellement, les visées de l’auteur. C’est au milieu du siècle que la Haskala atteignit son apogée en Europe centrale et en Russie; tous les genres littéraires y fleurissent, le théâtre toutefois avec quelque retard. Il y eut d’abord des traductions d’ouvrages de science et surtout d’auteurs classiques (de Homère à... Eugène Sue, dont Les Mystères de Paris  connurent, grâce à la traduction de C. Schulmann, un immense succès).

En Russie, I. B. Levensohn (1788-1860) prit, en hébreu, la défense de l’instruction moderne et d’une remise à jour de la pensée juive. La poésie lyrique, quant à elle, connut un grand essor, grâce à A. B. Lebensohn [Adam Hakohen] (1784-1880) et, surtout, à son fils Micha Yoseph, ou Michal (1828-1852). D’une vaste culture, à la fois juive et profane, admirateur de Schiller, excellent traducteur de La Chute de Troie , tirée de L’Énéide , ses poèmes puisent leur inspiration tant dans l’histoire biblique et juive que dans la contemplation de la nature ou dans l’expérience intime d’une foi profonde.

J. L. Gordon (1830-1892) fut sans conteste le poète type de la Haskala. Il fut tour à tour lyrique, fabuliste avec Mishlé Yehudah , puis auteur satirique. Il s’attaque férocement au judaïsme traditionnel, et les rabbins qu’il dépeint sont l’objet de toute sa verve ironique. Rabbi Vafsi Hakuzari (Qoso šel yod , Le Jambage du yod ) a l’âme aussi noire que le Kuzari  ("Tatare") dont il descend sans doute: pour un minuscule jambage de yod , il refuse de valider un acte religieux, causant ainsi un nouveau malheur à une pauvre juive abandonnée par son premier mari. La pauvre Sarah (’Ašaqa derispaq , Pour un moyeu de char ) voit son foyer détruit, sur l’intervention du rabbin, pour avoir commis le crime de laisser tomber par inadvertance un grain d’orge dans la soupe de la soirée pascale. Dieu lui-même, qui assiste sans une larme au martyre d’une pure jeune fille qui, comme des milliers d’autres, préférera la mort à l’apostasie lors de l’expulsion d’Espagne, n’échappe pas aux reproches du poète (Bimsulot yam , Dans les profondeurs de la mer ). Mais pour "être homme hors de chez soi", semblable à ses concitoyens, prenant part à leur vie, à leurs efforts, à leur culture, encore faut-il être accepté! Après les pogroms de Kichinev (1881), dans Lemi ’ani ‘amel  (Pour qui est-elle , la peine que je prends? ), Gordon se désespère:

Suis-je le dernier des bardes de Sion?
Êtes-vous, vous-mêmes, mes derniers lecteurs?

A. Mapou (1808-1868) puisa son inspiration dans l’histoire antique d’Israël, et, dans ’Ahavat Šion  (Amour de Sion ), en 1853, il dépeint les amours d’Amnon (pâtre de Judée, sous le roi Ézechias, à l’époque du prophète Isaïe) et de Tamar. Dans un hébreu volontairement réduit au vocabulaire biblique (dans ce roman pastoral n’apparaissent que deux noms de fleurs: la rose et le lys, car la Bible n’en cite pas d’autres!), au style et à la syntaxe du Livre des livres, Mapou célèbre le paysage de la Terre sainte, la pureté des mœurs de ses habitants. Que la vie "selon la nature", dans un pays indépendant où chacun jouit des fruits de son travail, était belle comparée à celle du ghetto étouffant, obscurantiste!

Mais le juif du ghetto sut trouver ses défenseurs. Des auteurs tels Mendele Mokher Sforim (pseudonyme de S. Y. Abramovitch, 1836-1918), Y. L. Peretz (1851-1915) et Shalom Aleichem (pseudonyme de S. Rabinovitch, 1859-1916) étaient pleins de tendresse pour sa piété exemplaire, sa simplicité, sa douceur, son humour si particulier, son courage tranquille, sa foi inébranlable... Le rabbi fanatique qu’avait vu Gordon se révèle sous leur plume un saint homme, dont la vie n’est faite que de spiritualité, dont les jours et une bonne partie des nuits sont consacrés à l’étude de la Loi. Tévié, le laitier (cf. la pièce moderne Un violon sur le toit ), parle la langue de la Bible et des rabbins, et accepte les épreuves et les malheurs qui fondent sur lui avec une foi et une résignation admirables. Le shtetl , la bourgade juive, est le lieu où s’épanouit le judaïsme. La langue de ces auteurs ne renonce pas aux richesses de l’hébreu postbiblique et rabbinique. Plus encore, le yiddish, langue parlée par tous les juifs d’Europe centrale et orientale, composée d’hébreu, de haut-allemand, de slave..., devient, comme la "langue sacrée", l’un de leurs moyens d’expression. Le populisme juif aura trouvé, en ces auteurs, ses dignes représentants.

La littérature proprement religieuse n’est pas absente au XIXe siècle. Le Malbim (1809-1879) composa un commentaire traditionnel de la Bible qui devint vite populaire. Mais surtout, la science du judaïsme (Wissenschaft des Judentums) se développa: l’histoire (H. Graetz, 1817-1891), la littérature médiévale (L. Zunz, 1794-1886; A. Geiger, 1810-1874; et A. Berliner, 1833-1915), la bibliographie (M. Steinschneider, 1816-1907), la philosophie médiévale (S. Munk, 1803-1867) suscitent des études du plus grand intérêt, qui, pour nombre d’entre elles, restent encore valables de nos jours.

La réforme religieuse fait également son apparition en Allemagne, essaimant ensuite aux États-Unis et en France (A. Geiger). Par contrecoup, la néo-orthodoxie va s’affirmer avec éclat (S. R. Hirsch, 1808-1888). En Italie, le rabbin E. Bénamozegh (1823-1900) confrontera Morale juive et morale chrétienne  et étudiera les rapports entre Israël et l’humanité . Cependant, tous ces auteurs, si fins hébraïsants qu’ils fussent, n’utilisaient pas l’hébreu mais essentiellement l’allemand (accessoirement le français) pour développer leurs thèses savantes!

La renaissance: pogroms et sionisme

Deux événements vont marquer la littérature hébraïque entre 1880 et 1917: les pogroms de Russie (1881...) et l’apparition du mouvement des Amants de Sion avec le sionisme politique et culturel.

L’ambition déçue de la Haskala, réussir l’émancipation des juifs et en faire des Européens (de confession ou d’origine juive), cède la place à une volonté inébranlable de réussir l’"auto-émancipation" (Avtoemansipatsia ), de prendre en main les destinées du peuple juif et de les assumer pleinement. Cet amour de Sion doit cesser d’être une nostalgie, un thème de roman ou de poème, pour trouver sa réalisation.

Ahad Haam (pseudonyme d’A. Ginsberg, 1856-1927) s’attachera surtout à définir le contenu d’un sionisme culturel. Il écrira et publiera en 1889 Lo zo haderekh  (Ce n’est pas la bonne direction ), pamphlet qui le rendit justement célèbre.

 Nous devons, nous aussi, devenir majoritaires dans un pays unique au monde [...] sur lequel nos droits historiques sont indubitables [...] Alors notre existence nationale pourra se développer en accord avec notre génie [...] Alors seulement, le reste de notre peuple, malgré sa dispersion dans tous les pays, pourra espérer que notre foyer national l’imprégnera de son esprit en lui insufflant de sa vie, lui donnera la force de vivre, même privé de ses droits nationaux dans les pays où il se trouve...

La Halusiut (l’œuvre et l’esprit des pionniers) a prouvé le mouvement en le réalisant. Le grand théoricien de la "religion du travail" fut A. D. Gordon (1850-1920). Y. Arikh (né en 1907), D. Maletz (né en 1900), A. Barash (1889-1952), Y. Yaari (né en 1900) en prose, et Rahel (1890-1931), D. Shimoni (1886-1956) et Y. Lamdan (1899-1954) en poésie l’ont également célébrée.

Antagoniste d’Ahad Haam, M. Y. Berditchewsky (1865-1921), "nietzschéen" de tendance, traite tout au long de son œuvre du juif déraciné et de son inquiétude. Tenant de l’"esthétisme", il rejette avec force la primauté du spirituel dans la vie juive et réclame pour l’homme la liberté d’obéir à ses passions et à ses instincts naturels.

L’hébreu de l’un comme de l’autre annonce déjà la langue contemporaine. La clarté et la concision, la précision et l’art de bien choisir le mot juste expliquent aisément la profonde influence qu’ils ont eue sur leurs successeurs directs et, partant, sur l’évolution de l’hébreu. Ces deux grands polémistes ouvrent la voie à la littérature nationale.

Dans la même mouvance que Berditchewsky, d’autres écrivains tels Brenner (1881-1921), Berkovitch (1885-1967), Gnessin (1879-1913), feignent l’intellectuel juif déchiré entre son village natal aux traditions ancestrales et la grande ville étrangère et hostile où il tente désespérément de survivre dans un monde sans Dieu. Feierberg (1874-1899) illustre ce thème dans son court roman au titre évocateur Léan? (Où aller? ).

H. N. Bialik (1873-1934) et S. Tchernichovski (1875-1943) sont les grands maîtres de la génération du "Passage" (Ma‘abar), celle qui transférera le centre de la littérature hébraïque d’Europe orientale en Erets Israël (terre d’Israël), nom que porte la Palestine dans tous leurs écrits, jusqu’à l’indépendance de l’État d’Israël en 1948. Avec nombre d’écrivains de leur génération ils ont vécu cette émigration qui porte en hébreu le beau nom de ‘Aliya ("Montée").

Bialik, surnommé "le poète national" par excellence, commencera par célébrer sa yešiva  (collège d’études talmudiques); dans Hamatmid  (Le Studieux ), il dépeint le jeune étudiant qu’il fut, penché sur ses gros in-folio, sachant résister à la nature qui le tente, qui l’appelle. Dans ‘Ir haharega  (La Ville du massacre ), il pleure ses frères torturés, assassinés. Le poète sioniste apparaît dans Mete midbar  (Les Morts du désert , que ressuscitent les pionniers), et l’hymne fameux Tehezaqna  (Que reprennent courage ...) est dédié au premier congrès sioniste. Les trésors de la littérature classique lui sont restés chers. Avec son ami Y. H. Ravnitsky, il publie le livre de la Haggadah , anthologie des textes allégoriques, de morale, de théologie, du Talmud et du Midrash. De même que Tchernichovski, il a traduit de nombreux classiques.

Néanmoins, ces deux écrivains sont fort différents. Alors que Bialik puise son inspiration dans une identification permanente avec le peuple d’Israël, historique et contemporain, Tchernichovski apparaît, dans ses poèmes, moins spécifiquement juif: il chante la nature, la joie de vivre, l’homme juif, plus que le juif. Il n’est pas loin de penser que ce sont les "prophètes de mensonges" (’El nevi’e hašeqer ) qui avaient raison contre les prophètes bibliques! C’est "face à la statue d’Apollon" qu’il prie!

1917 marque un tournant dans la littérature hébraïque: la révolution d’Octobre donne un coup de frein brutal à l’émigration des juifs de Russie, qui s’était considérablement accélérée depuis les pogroms de la fin du siècle, essentiellement vers les États-Unis ou vers la Palestine. L’autre événement, encore plus important, est la déclaration Balfour (2 nov.), qui reconnaît solennellement le droit des juifs à un "foyer national" en Palestine et promet l’aide du gouvernement anglais en vue de la réalisation de ce projet. Le rêve sioniste devient réalité, symbolisée par Tel-Aviv, ville bâtie sur des dunes en 1909 et qui compte, de nos jours, plus d’un million d’habitants! La littérature hébraïque se partage dorénavant entre trois foyers: l’Europe orientale (la Pologne compte alors trois millions de juifs), les États-Unis, la Palestine.

Émergence d’un théâtre

La Pologne, entre les deux guerres mondiales, aura donné à la littérature hébraïque un grand dramaturge, M. Shoham (1897-1937). Le théâtre n’a jamais été un genre très en vogue; cependant les pièces de Shoham, bien que puisant, elles aussi, leur inspiration dans la Bible, firent une profonde impression en raison de l’actualité des thèmes choisis et du talent de l’auteur. Sur virušalayim  (Tyr et Jérusalem ) oppose le prophète Élie (Jérusalem) à la reine Jézabel (Tyr); l’homme des idéaux, de la morale, de la spiritualité, opposé à la païenne, avide de plaisirs et dénuée de sens moral... Elohe barzel lo ta‘ase lakh  (1934, Tu ne feras pas de dieux de métal ) oppose Abraham l’Hébreu à Gog le sanguinaire.

En 1918 est créée en U.R.S.S. la célèbre troupe Habimah, qui "montera" à son tour en Palestine en 1932. La troupe Hakameri voit le jour en 1945. Sa création constitue dans une certaine mesure une réaction contre sa prestigieuse sœur aînée dont elle rejette le caractère trop "culturel" ainsi que la langue littéraire et figée qui ne convient pas aux sabras (nés dans le pays). Hakameri veut intéresser le public par des sujets empruntés à la société israélienne en pleine formation. De nouveaux auteurs se révèleront qui écriront un théâtre vivant et actuel

Extrait de l'Encyclopédie Universalis.