LE POUVOIR DE LA PAROLE

La parole crée et construit. Elle peut également détruire et tuer.

Dans des études antérieures, nous avions vu la parole divine "engendrer" le monde, l'univers. Nous avons vu ce même pouvoir de la parole construire les structures de la société idéale; Israël; peuple, témoin de l'existence d'un Créateur, qui a pour mission de propager ce message et de faire "redescendre" la shekhina, la présence divine, des sphères supérieures sur terre.

Les 7 firmaments

Pourquoi "redescendre" ? Si nous étudions un passage du Middrash Rabba (1), nous sommes interloqués par son contenu.

De quoi s'agit-il . D. a créé l'univers et l'homme bien sûr, et voici que cet homme faute (nous reviendrons sur l'objet de cette faute) écoutant le discours tout à fait démagogique du serpenr. Adam et Eve se cachent (2) et D. apparemment "se promène" dans le Jardin d'Eden, c'est à dire que la Présence divine se manifeste. Mais le midrash de spécifier, que vu la forme utilisée, il ne s'agit nullement du va et vient de cette Présence, mais bien au contraire, elle prend congé et s'éloigne, quitte la terre pour élire domicile dans un premier "firmament", vu le non-respect, déjà, d'un commandement unique donné au premier couple.

Après le meurtre d'Abel par Caïn, la présence divine s'éloigne encore plus et monte vers le deuxième firmament, après avoir vu que la génération d'Enosh invoque et se forge d'autres forces à adorer (3). Elle quitte ce qu'Elle pensait être un lieu possible de résidence et passe au troisième firmament. Mais le monde n'en finit pas dans sa chute graduelle. Arrive la génération du déluge et notre Shekhina passe au quatrième firmament. Non content d'avoir assisté à l'anéantissement de cette première ébauche d'humanité, une deuxième tentative d'une société meilleure ne se fait pas pour autant, mais échoue dans l'épisode de la Tour de Babel, où nous voyons, oh combien, la parole peut unir et désunir, inciter à la révolte. La Shekhina monte encore, c'en est trop pour elle. Elle rejoint le cinquième firmament. L'immoralité de Sodome et Gomorhe et ensuite celle de l'Egypte que va côtoyer Abraham lors de son bnref passage là-bas, provoque l'ascension vers le sixième, puis le septième firmament, de la présence divine. Ce sera grâce à sept "justes" que, peu à peu, elle redescendra, palier après palier, firmament après firmament, pour se retrouver au Mont Sinaï lors de la promulgation de la Thora. Qui furent ces justes ? Les patriarches, puis Levi, son fils Quehat, Amram, puis son fils Moïse.

La morsure du serpent

La Shekhina n'établit de "demeure" fixe qu'à partir du moment où le tabernacle fut terminé d'être construit. A partir du moment où l'homme était prêt à entendre les sornettes du serpent lui dire :"D. a mangé du fruit de cet arbre avant vous et c'est ce qui lui a permis de créer des mondes et de pouvoir les détruire. Quand vous ingérerez ce même "aliment-miracle", vous aurez les mêmes pouvoirs que lui !"

Combien de fois, l'homme rêve d'être à la place de son maître ! Le serpent, par son venin verbal, sema le trouble, sépara l'homme de son Créateur, provoqua division, disharmonie; Le Yetser hara, le penchant au mal qu'il symbolise, pénétra en l'homme et ne lui laissa plus de repos. Cette voix intérieure, qui l'accompagne durant toute sa vie sur terre, en quête de réparation de cette première faute, conflit permanent entre la tentation et la voix de la conscience morale, l'habite en permanence tous les jours de sa vie. Ce terme "mithalekh", que nous avions traduit par "se promener", en première lecture, est divisé en deux mots par le midrash (au paragraphe suivant : 8) (4) "Met halakh" : mort il alla. Ce premier couple devient mortel. Le serpent introduisit, par ses propos médisants et calomniateurs à l'encontre de D., et par son attitude hypocrite et rusée, la mort dans le monde et devint le symbole même de ce fléau humain qui remonte à la nuit des temps : la parole, spécificité unique du genre humain, utilisée à mauvais escient, pouvant engendrer les pires horreurs; car la parole tue également. Moïse l'utilisa (5) pour tuer l'Egyprien qui molestait un Hébreu et mettait sa vie en danger.

Datan et Aviram, deux Hébreux peu recommandables; le dénoncèrent au Pharaon, ce qui valut à Moïse une condamnation à mort, à laquelle il échappa miraculeusement, toujours selon le midrash.

Le "lashon hara", la mauvaise langue, ce pouvoir destructeur de la parole est comparé au serpent, car il agit comme un venin. Mais encore, pourquoi avoir choisi cet animal plutôt qu'un autre qui tue aussi, comme des fauves. Une longue littérature exégétique, très variée, met l'accent sur ce point essentiel qui différencie ces animaux. Un animal prédateur tue pour se nourrir, donc cela lui apporte quelque chose. Le serpent ne mange pas toujours sa proie, parfois il se contente de la mordre et son venin tue ; ainsi fait celui qui démolit quelqu'un par la parole. Souvent sa parole destructrice ne lui apporte rien, si ce n'est le plaisir de nuire, quand c'est fait sciemment. Mais parfois le fauteur n'est même pas conscient du tort engendré par sa langue trop fourchue.

...et celle du chien

Le traité "Arvé Pessakhim" du Talmud de Babylone (page 118, folio A) s'exprime violemment en disant qu'il faut jeter les médisants et les caliomnateurs en pâture aux chiens. Le Maharal de Prague s'étend longuement sur le texte et analyse le pourquoi du choix de nos sages. En survol, nous pourrions dire que le chien aboie et mord. Lui non plus ne mange pas sa proie. De plus, s'il est enragé, son maître n'a plus de prise sur lui et il est très dangereux. De même, le calomniateur et le colporteur médisant peuvent être fort dangereux et leurs propos souvent ne sont plus endigables.

Le chien est aussi un animal que nous retrouvons dans un midrash, rapporté par Rashi (6) lors de la guerre contre Amalek. Il rapporte la métaphore suivante : D. est comme un père qui porte son fils, le peuple d'Israël, sur ses épaules, répondant à tous ses caprices. Son fils, voyant passer un homme, a le toupet de demander où est son père (nourricier); le Père, offusqué, laisse tomber son fils à terre. Vient un chien, Amalek, ce peuple qui refuse le droit à l'existence d'Israël, et le mord (quand Israël est déméritant). Ce dernier appelle alors D. à son secours; comme "par hasard", il sait vers qui se tourner ! Cet épisode se situe après l'ingratitude flagrante du peuple (7).

Nos sages nous expliquent que les valeurs numériques du mot "safek", le doute, et "d'Amalek" sont équivalentes ce qui signifie que lorsqu'Israël est en prise au doute identitaire et que sa confiance en la réalisation des promesses divines est ébranlée, apparaît Amalek qui remet en question la vie d'Israël quand ce dernier n'est pas en conformité avec ses propres engagements. Et il en sera ainsi jusqu'aux temps messianiques, Amalek pouvant prendre des visages différents, surgis du sein de peuples différents, prônant toujours la même idéologie, à savoir la volonté de nous anéantir sans autre raison que la haine due à notre identité.

Plaintes calomniatrices

Mais revenons à notre sujet : la parole, véhicule de démolition. Nous ne pouvons qu'être frappés par les différentes péricopes ou Sidroth du Livre des Nombres, Bamidbar, terme qu'on traduit en général par "dans le désert", mais dont il ne faut pas oublier la racine verbale : ledaber : parler. Ce passage des Hébreux dans le désert, ou plutôt, dans ce no man's land, dans ce lieu de la parole divine, de la providence divine constante. Le problème de la parole ressurgit sans cesse :

Chapitre 11 : de très mauvaise foi, les Hébreux se plaignent de leur nourriture et demandent de la viande, se rappelant les soi-disant délices qu'ils mangeaient en Egypte ! Inutile de préciser que des esclaves ne se nourrissent pas d'ortolans sur canapé ! De plus, la manne était censée prendre tous les goûts; en passant, il est intéressant de souligner que le serpent originel était réduit à se nourrir de poussière, nourriture indifférenciée, sans goût, même si elle contient de nombreux oligo-éléments !

Chapitre 12 : l'épisode de Myriam, soeur de Moïse qui critiqua son frère, pensant bien faire et ne parlant qu'à Aaron. Malgré tout elle fut frappée de cette fameuse maladie neuro-somatique tsaraat, qu'on traduit improprement par le mot "lèpre".

Chapitre 13 : épisode des explorateurs, qui non seulement provoqua l'errance d'Israël dans le désert durant quarante ans, mais engendra, nous disent nos maîtres, la destruction ultérieures des deux Temples ce même jour anniversaire de leurs premières jérémiades infondées devant le rapport falsificateur de dix des douze explorateurs.

Chapitre 16 : révolte de Korakh, cousin de Moïse, jaloux, et qui aurait aimé être à sa place.

Chapitre 17 : nous voyons l'usage du culte de l'encens qui aura un pouvoir réparateur, nous allons voir comment et porquoi.

Chapitre 25 : encore une fois réapparaît la mauvaise foi du peuple qui se plaint de sa nourriture. D. leur envoie des serpents qui les brûlent par leurs morsures et les tuent.

Nos sages nous expliquent qu'était sauvée toute personne touchée mais qui, portant son regard vers le ciel, reconnaissait ainsi le vrai Maître du monde, et combien elle avait mentie et avait été ingrate.

De plus Moïse avait dû fabriquer un serpent en airain. Le mot airain en hébreu se dit :nekhoshet, même racine que le mot "nakhsh", serpent. Ce lien linguistique devait rappeler aux pécheurs le serpent originel, source de tous les maux sur terre, et le sort de celui qui avait voulu séparer la créature de son Créateur grâce à sa langue. Ils avaient perpétué ce même type de faute et devaient comprendre qu'il n'y avait réparation possible qu'en reforgeant ce lien rompu à travers le retour à D. et la prière rédemptrice.

Chapitre 20 : épisode de "mèi meriva", les eaux amères. Pour la deuxième fois les Hébreux se plaignent de ne pas avoir d'eau et que Moïse les ait amenés ici pour les faire mourir de soif.

Cette situation récurrente nous oblige à considérer que l'homme dans ce monde-ci a à résoudre ce problème constant de l'usage de la parole et de ses conséquences immédiates ou plus lointaines.

Monique Schönberg

Professeur de Judaïsme

d'après LE LIEN (Grenoble)

NOTES

(1) Bereshit Rabba sur la Genèse : ch 19, paragraphe 7.

(2) Traduction littérale du v.8 ch3 de la Genèse : "ils entendirent la voix d'Hashem Elokim qui allait et venait dans le jardin ..."

(3) Maïmonide nous explique que l'humanité, au départ, n'était nullement idolâtre; au fur et à mesure des générations, les forces de la nature, objet de crainte de l'humain qui ne savait les maîtriser, furent divinisées, objet de culte, représentées ; progressivement on oublia que D., maître de l'univers, dirigeait cet ensemble si complexe, lui donnant force ou non, au gré de sa volonté infinie.

(4) L'hébreu est formé de consonnes, les voyelles ne s'écrivant pas. Ainsi, MTHLKH peut-il se lire MiTeHaLeKH ou MeT HaKaKH

(5) Midrash Rabba sur Exode : ch 1 paragraphe 29

  • première opinion : Moïse le tua en utilisant le nom ineffable de D. pour le maudire. Le même nom peut aussi permettre de ressusciter quelqu'un
  • autre opinion : avec son poing.
  • 3ème opinion : il prit du matériau des esclaves hébreux pour le tuer.
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