Souccot: un Rapprochement avec la Nature?

Par: Vladimir et Yevgeny Tarantul.

En rompant avec les rituels païens, nos ancêtres bibliques, qu’ils l’aient voulu ou non, ont dû redéfinir leur relation avec la nature. Plus précisément, ils ont dû trouver le parfait équilibre entre adoration et mépris de la nature. Cette attitude particulière vis-à-vis de la nature – une attitude à la fois polie et respectueuse mais aussi réservée et prudente – se manifeste de nombreuses fois dans les paroles des sages juifs qui nous ont été transmises par l’intermédiaire du Talmud. Les “barbares”, à savoir les anciens peuples germaniques, ainsi que les tribus slaves et celtiques, contemporains des Juifs à l’époque où le Talmud fut consigné par écrit – c’est à dire à la fin de l’antiquité – vivaient dans un monde “enchanté” où la nature était animée: sous chaque rocher ils voyaient un gnome, sous chaque arbre un elfe, dans chaque étendue d’eau une fée. Sans idéaliser leur vision du monde, continuons cette liste : ils pensaient que tous les dix villages se trouvait une femme sage qui était en fait une sorcière, et que le centième berger rencontré et vêtu d’un manteau en laine de mouton à longs poils hirsutes était un loup-garou.

Après avoir passé l’intégralité du Moyen Âge dans ce “conte de fées”, les Européens se réveillèrent à l’âge soi-disant de l’humanisme, en abattant les bosquets sacrés et les forêts vierges, et en brûlant un grand nombre de « sorcières » dans le bois ainsi coupé. Après ce « désenchantement du monde » (ainsi que Max Weber l’appelait), les Européens passèrent d’un extrême à l’autre: après avoir ouvert des ateliers, puis des usines et des fabriques, ils commencèrent à considérer la mer comme un simple moyen d’importer et d’exporter des marchandises. Ils se mirent alors à mesurer les forêts en mètres carrés, les prairies en hectares, et à considérer les montagnes comme des mines potentielles et les rivières comme des sites propices à la construction de moulins. Une fois le Moyen Âge terminé, l’attitude vis-à-vis de la nature qui était propre aux Romains, ces autres contemporains et “voisins” des Juifs, fut exhumée avec un grand enthousiasme et répandue triomphalement à travers l’occident. Ce n’est pas un hasard si cette époque qui succéda au Moyen Âge fut appelée la Renaissance. En complément de l’attitude mentionnée précédemment, on assista à la renaissance du rationalisme gréco-romain.

Les nations et les peuples européens d’aujourd’hui, qui se sont développés par hérédité à partir des“barbares” précédemment évoqués et qui, d’un point de vue spirituel, sont les héritiers des Romains, passent d’un extrême à l’autre. Premièrement, ils sont prêts à tout sacrifier pour cette idole d’acier froid connue sous le nom de progrès technique; ensuite ils se laissent aller au romantisme et au sentimentalisme; de plus, ils sont prêts à verser leur propre sang pour du pétrole; enfin, ils prélèvent sur l’essence des taxes “écologiques” excessivement importantes. Lorsqu’il les contemple, un Juif ayant le sens de l’observation secoue la tête et marmonne : « Fils d’Esaü !» (dans la tradition juive, Esaü est considéré comme étant l’ancêtre des Romains, tandis que ses descendants seraient les Européens). Même si ce Juif est lui-même propriétaire d’une usine, chimiste ou ingénieur, sa tradition religieuse ne lui permettra pourtant pas de considérer les murmures de la forêt comme de simples mètres cubes de bois, ou la mer déchaînée comme la simple formule chimique H2O, ou encore les alpages au printemps comme de vulgaires plans inclinés. En se bornant simplement à l’observation de quelques psaumes lus pendant les services de Chabbat, on peut se rendre compte à quel point cette tradition met en garde contre la simplification de l’univers à des mètres carrés ou des hectares: “Que les fleuves battent des mains, et que toutes les montagnes poussent des cris de joie» (Psaume 98) ou encore « Que les cieux se réjouissent, que la terre exulte, que gronde la mer et tout ce qu’elle contient. Que la campagne et tout ce qu’elle renferme soit en fête, et que tous les arbres des forêts crient leur joie devant le SEIGNEUR, car Il est venu pour juger la terre et Il jugera le monde avec justice! » (Psaume 96) Dans ces psaumes, la nature est animée mais elle n’est pas l’objet d’un culte; il n’y a pas de place en elle pour des idoles, car elle est déjà occupée par la grandeur de D__u, devant Lequel elle se réjouit ou tremble. Et l’homme se tient calme, en extase devant l’harmonie et la puissance des éléments, mais obligé de se rappeler que leur pouvoir n’est rien comparé à la puissance du Créateur, celui-là même qui les a faits : « les fleuves élèvent, Ô SEIGNEUR, les fleuves élèvent leur voix, les marées élèvent leurs ondes retentissantes ! Plus que la voix des grandes et puissantes eaux, des flots impétueux de la mer, le SEIGNEUR reste puissant dans les cieux !» (Psaume 93) Ce moyen étonnamment précieux, ce chemin de grâce entre deux dangereux précipices, entre les idoles et les mètres cubes, trouve son expression dans de nombreuses fêtes juives, mais on le ressent avec la plus grande évidence lors de la « fête des cabanes », à savoir Souccot. Le riche patron d’usine juif autant que l’érudit juif distrait avec son mode de vie simple et en retrait de la société abandonnent leurs appartements à la mode ou le calme et le confort de leur étude ou de leur bibliothèque pour passer une semaine entière dans des cabanes de fortune, couvertes d’un toit de feuilles à travers lequel on peut voir les étoiles. Même l’homme riche, propriétaire d’un nombre important d’immeubles et habitué au confort, s’abandonne à la merci de la pluie et du vent qui pénètrent l’abri ouvert. Le citadin, qui passe l’année entière dans un environnement de verre, de béton, d’acier et de bois polis, ainsi que de plastique coloré, contemple les cieux à travers les trous du toit, qui doit être fait de matériau naturel provenant des plantes – branches ou roseaux. Peu de temps après le jeûne épuisant de Yom Kippour, l’intellectuel juif, peu accoutumé au travail physique, prend un marteau, afin que, en enfonçant le premier clou dans une planche de bois brut, il puisse, de ses deux mains, contribuer à la préparation de Souccot, « la fête des fêtes », l’une des plus joyeuses festivités du calendrier juif. “Eh bien, le Comte Léon Nikolaïévitch Tolstoï tout comme Jean-Jacques Rousseau seraient contents de nous!” pourrait déclarer ironiquement un esprit érudit.

Est-ce vraiment le cas ? Est-il pertinent de mêler l’idée d’une fête biblique antique aux idéaux des représentants du Siècle des Lumières ou du mouvement populiste (Narodnik) russe ? Ceux qui ont éclairé les hommes tout comme les narodniks revendiquaient un rapprochement avec la nature, ou une certaine « simplicité populaire », la transformation des palais en cabanes. Mais est-il utile de réduire Souccot à une histoire pastorale et idyllique, à un vulgaire pique-nique ? Estce la peine de mélanger cette fête avec les utopies sauvages des “hippies” de différentes époques et de différents peuples – qui rêvent d’un retour à la nature, une vie “naturelle” sous le soleil parmi les fleurs, sans prêter attention aux conventions et sans faire semblant ? N’oublions pas que Souccot est célébrée à la fin du mois de septembre et au début du mois d’octobre, tandis que le soleil commence à se cacher et que les fleurs ont fané. A une époque où les citadins partis dans leurs maisons de campagne, les touristes, ou les visiteurs des stations thermales ont profité le plus possible d’un “rapprochement avec la nature” pendant l’été, et se réfugient maintenant dans la chaleur de leurs appartements, à l’abri du froid et de l’humidité automnale, nous les Juifs “anormaux” procédons à l’inverse : nous échangeons nos foyers confortables contre des huttes branlantes. Nous faisons tout différemment des autres! Et là, il n’est pas question de “nature”. Il n’y pas moment de l’année moins propice pour s’unifier à la nature!

Pourquoi célébrons-nous cette fête “peu naturelle” à travers les siècles et les millénaires ? La Bible fournit une réponse directe à cette question : « (vous garderez Souccot) ; c’est une loi immuable pour vous d’âge en âge et vous ferez ce pèlerinage le septième mois ! Vous habiterez sous la tente pendant sept jours […] pour que d’âge en âge vous sachiez que j’ai fait habiter sous la tente les fils d’Israël, lorsque je les ai fait sortir du pays d’Egypte ! » (Troisième livre de la Torah, Vayiqra 23:41-44) Laissant ainsi la chaleur de son foyer pour la fraîcheur d’une cabane à une période de l’année froide et humide, le Juif côtoie peu ou prou la puissance des éléments. Cependant, ce n’est pas un but, mais un moyen. Le but de Souccot n’est pas de ne faire qu’un avec la nature (qui, à ce moment de l’année justement, commence à montrer son visage “froid” et hostile aux humains), mais de ne faire qu’un avec le Créateur. En fin de compte, celui qui abandonne la chaleur de sa maison, s’en remet à la merci du Créateur, et non à celle du vent et de la pluie.

« L’homme ne vit pas que grâce à un toit! » Ainsi pouvons-nous paraphraser les paroles bibliques, et en faire un aphorisme. En passant des siècles dans la civilisation très évoluée de l’Egypte, les Juifs ont goûté au fruit du progrès technologique qui apporta confort et bien-être. Mais les maisons, solides et confortables, construites selon les dernières inventions issues de la science et de la technique égyptiennes, furent remplacées par des baraquements pour ceux soumis au travail forcé. Après avoir libéré les Juifs de l’esclavage, le Tout-Puissant leur a avant tout appris une leçon importante: “L’homme ne vit pas seulement de pain - ni seulement d’un toit ! » Le confort, le bien-être, la possession de tous les équipements de rigueur – conditions obtenues grâce au progrès technologique – sont instables et peu fiables. L’humanité doit dépendre, non de ces progrès, mais de D—u et seulement de lui. Si D—u vous délaisse, alors aucun toit, aucune barrière, aucun mur ne vous aidera. Mais s’Il vous abrite dans l’ombre de ses ailes, alors vous vous sentirez comme derrière un mur de pierre, et cela même si vous êtes assis dans une cabane branlante construite à la hâte sur un terrain soumis aux caprices de la nature. Ces Egyptiens ont pu connaître ces édifices bien bâtis et solides grâce au travail forcé, qui leur apporta une malédiction. Cette génération précisément, qui avait grandi dans des édifices solides, aurait dû pressentir l’oppression que ces constructions avaient engendrée, mais aussi le caractère illusoire de leur stabilité et de leur protection. Aucun mur ne sauva les Egyptiens du terrifiant dixième fléau, lorsque l’Ange de la Mort entra dans les maisons les plus sûrement fermées et prit la vie des premiers-nés de sexe masculin. “Ma maison est ma forteresse,” prétendent les fils d’Esaü, qui mesurent le monde en hectares et en mètres cubes et pensent avec trop d’assurance que toute usine ou tout gratte-ciel dans ce monde « désenchanté » est sous contrôle. Que cette pensée est loin de la notion juive de protection : « Le SEIGNEUR est la forteresse de ma vie! » (Psaume 27)

d'après JCC.Center.org