TCHERNIKHOVSKI

L'origine de la poésie hébraïque remonte à des temps immémoriaux. Sa période classique se situe entre les Xe et VIIe siècles avant l'ère chrétienne. Par le fait des continuelles persécutions infligées aux Juifs depuis la grande Dispersion, la poésie hébraïque fait entendre surtout des sons douloureux, nostalgiques, mais elle ne s'est jamais tue. Au fil des événements, elle passe de la Judée en Babylonie, puis elle traverse la Méditerranée et connaît, du Xe au XIIe siècle de notre ère, un âge d'or en Espagne. Au XVe siècle, elle refleurit dans son pays d'origine, prend un nouvel essor au XVIIIe siècle en Europe centrale et en Italie, pour s'épanouir un peu plus tard dans l'Empire russe d'où elle revient en Israël, bouclant ainsi son prodigieux périple. En Russie, la poésie hébraïque est dominée, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, par Bialik et Tchernikhovsky.


Un "Athénien hébreu"


Alors que Haïm-Nahman Bialik, le chantre national tout imprégné des traditions ancestrales, vivait au sein de la dense population juive de la "Petite Russie" où l'on suivait strictement les prescriptions religieuses (et cela dans un paupérisme endémique), Saül Tchernikhovsky, lui, venait d'un tout autre milieu. Il est né à Mikhaïlovsk, village de la Crimée méridionale dont le climat rappelle à la fois la Grèce et la Judée. Ses parents, relativement aisés, étaient les descendants des colons juifs installés dans la luxuriante campagne de la presqu'île depuis de nombreux siècles. Sans oublier leur origine, ils vivaient en bonne intelligence avec leurs voisins, les Tatares. Aussi le jeune et impétueux Saül se gorgeait-il de soleil et de la beauté du site. Deux savants lituaniens, qui s'étaient installés dans cette attrayante région, lui donnèrent le goût de l'hébreu. À douze ans, il écrivait déjà des poèmes dans la langue des prophètes. Trois ans plus tard, on l'envoya étudier à Odessa où s'était constitué un centre hébraïque qui accueillit le nouveau venu.
C'est là qu'il est saisi par le démon de la poésie. Tchernikhovsky chante, en hébreu, des thèmes qui, par leur licence, ne sont guère familiers à la langue sacrée. Il se montre fort peu soucieux des doctrines officielles du judaïsme.
À Odessa, il s'applique, en outre, à l'étude du français, de l'allemand et de l'anglais, au point qu'il arrive à lire, dans le texte, Goethe, Shelley, Alfred de Musset. Comme il désire entrer à la faculté des sciences naturelles, il lui faut aussi apprendre le grec et le latin dont il profitera grandement plus tard.
Ayant opté pour la médecine, il se rend à Heidelberg où, tout en étudiant, il continue à écrire en puisant largement aux sources païennes. Il y célèbre les mérites des filles et des vins rhénans, comme il avait vanté ceux des filles tatares. Se considérant comme un Athénien hébreu, enhardi par le cadre romantique et subissant l'influence de ses maîtres allemands, il écrit un poème, "Devant la statue d'Apollon", qui fait sensation et... scandale:
Je suis venu chez toi. Me reconnais-tu? Je suis le Juif . Il existe entre nous une querelle éternelle; les eaux de l'océan ne suffiraient pas à combler l'abîme qui nous sépare. [...] Je me prosterne devant le Beau et le Sublime, devant ce qui est grand dans l'Univers [...] Toutes ces belles choses que des hommes sans vie [...] ont enlevées à Shadaï-Dieu-Roc et qu'ils ont enchaînées dans les cuirs des philactères.


Pèlerin de la Terre promise


Tchernikhovsky fait là le procès du ritualisme juif, mais il garde jalousement le souvenir des héros et de la terre de ses aïeux, devenant ainsi un des plus fermes soutiens du jeune mouvement sioniste. C'est en glorifiant les héros juifs antiques qu'il trouve des accents prophétiques, presque à son corps défendant, car il ne manque pas de dénoncer le Moyen Âge chrétien et juif issu du prophétisme.
S'adressant à son malheureux peuple parqué dans le ghetto russe, il s'écrie:
Ô toi, qui as soif de la parole divine, dont l'âme languit après la Lumière de Jéhova, pareil à un oiseau enfermé dans une cage [...] lève-toi et viens ici, ô mon frère abattu. [...] Je te révélerai les cieux des cieux, je verserai sur toi la rosée de la Renaissance, et tu en guériras.
Cette renaissance dans le pays ancestral est un de ses thèmes favoris: "Je crois toujours en l'avenir, fût-il lointain, où mon peuple refleurira, où une nouvelle génération se lèvera, unie à la terre, dont les chaînes seront enlevées, et qui verra la lumière face à face, qui vivra, qui aimera, qui agira, qui créera." Ainsi, Tchernikhovsky demeura un croyant à sa manière.
Sa poésie foisonne de formes nouvelles, de rythmes, de rimes, d'assonances. Tout en possédant au plus haut degré le génie de la langue ancestrale, il y apporte les grandes découvertes de l'art occidental, et porte le sonnet à un degré de perfection inconnu dans la poésie hébraïque.
En 1905, il termine ses études médicales à Lausanne. Puis il retourne en Russie: Kiev, Saint-Pétersbourg, Odessa. Il est tour à tour interdit de séjour, incarcéré pour de pseudo-menées subversives, médecin de campagne pendant une épidémie de choléra, médecin au front durant la Première Guerre mondiale, externe dans un hôpital militaire au début de la révolution. Il ne cesse pas pour autant d'écrire, produisant même, en cette époque troublée, ses plus beaux chants.
Ses principaux recueils ont pour titres: Visions et mélodies (Hezionot ou-Manguinot ), Idylles (Sefer Ha Idiliot ), Cahier des sonnets (Mahberet ha Sonetot ), La Flûte (He Halil , recueil de poésies enfantines), Vois donc, terre! (Reï-Hadama , recueil de poèmes israéliens).
Tchernikhovsky collabore activement à l'encyclopédie judéo-russe et écrit plusieurs livres de prose, tels Notions d'anatomie (Sefer Mounahim le Anatomia ) et Trente-Trois Contes (Chelochim ou-chelocha Sipourim ) ainsi que de nombreux et savoureux feuilletons parus dans diverses revues.
Grand traducteur, il se donne pour tâche de faire connaître au lecteur de langue hébraïque les ?uvres épiques de toutes les civilisations. Aussi traduit-il L'Iliade et L'Odyssée , des poèmes de Théocrite et les Odes d'Anacréon, Gilgamesh (la geste des héros du Tigre et de l'Euphrate), l'Évangeline et le Chant d'Hiawatha de Longfellow, le Kalevala finnois, et d'autres ?uvres fondamentales, parmi lesquelles Le Banquet de Platon; il est également le traducteur du Malade imaginaire de Molière.
En 1931, après un séjour particulièrement fécond au bord de la Baltique, en Allemagne, il s'installe au pays d'Israël. Il y est nommé médecin des écoles municipales de Tel-Aviv. Sur le sol ancestral, sa poésie s'enrichit encore, se renouvelle, devient peu à peu authentiquement israélienne et chante la jeunesse nouvelle qui régénère le pays.
En 1943, l'année même où l'on célèbre ses "noces d'or" avec la poésie hébraïque, Tchernikhovsky s'éteint à Jérusalem, succombant à une anémie pernicieuse.
Son dernier poème, "Lointaines Étoiles du firmament", passe en revue les diverses étapes de sa vie. Il se termine par un vers qui est conçu et exprimé dans le plus pur esprit biblique: "Chères étoiles, que soit bénie chacune de vous là où elle est."

D'après l'Encyclopedia Universalis