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1. Langue

De toutes les langues juives, le yiddish est celle qui a connu la plus large expansion géographique; aucune autre n’a été parlée par un nombre aussi important de personnes, en valeur absolue ou relative: onze millions (soit les deux tiers de tous les Juifs du monde) à la veille de la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi la seule langue juive, hormis l’hébreu, qui ait atteint un tel degré de développement, puisqu’elle permet d’exprimer tous les contenus du style de vie et de pensée traditionnels, mais aussi de véhiculer le discours politique, scientifique ou littéraire des temps modernes.

Au cours du dernier demi-siècle, plusieurs facteurs contribuèrent à affaiblir la position du yiddish. Le génocide perpétré par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale a anéanti plus de la moitié des populations qui le parlaient, et bouleversé pour les survivants les conditions de la transmission. L’assimilation linguistique – largement volontaire, mais aussi encouragée, voire forcée dans certains pays – en a éloigné les générations juives nées après la guerre. Mais le yiddish est toujours transmis en tant que langue maternelle au sein de certaines communautés, notamment en Amérique du Nord et en Israël, et il est très répandu, comme deuxième langue, parmi les Ashkénazes de tous les pays.

Fusion et différenciation

La vie juive traditionnelle, axée sur l’application des préceptes religieux, constitue un système culturel spécifique, complet et cohérent, qui ne saurait fonctionner en utilisant telle quelle une langue d’emprunt. L’hébreu ayant perdu son caractère de langage parlé dès avant l’ère chrétienne, d’autres langues juives, nées de sa fusion partielle avec celles de populations avoisinantes, l’ont remplacé dans cette fonction. La première fut le judéo-araméen, qui rejoignit plus tard l’hébreu comme langue réservée aux études, à la liturgie et à l’écrit en général. Par la suite, l’origine de toute langue juive peut être schématiquement décrite comme le résultat de la fusion de trois sortes de matériaux: (a) des éléments de l’hébréo-araméen toujours vivants dans les domaines cités ci-dessus; (b) des éléments de la langue (ou des langues) des populations environnantes; (c) des vestiges d’un parler juif antérieur, apporté depuis d’autres pays au fil des migrations.

Dans le cas du yiddish, qui apparaît vers le XIe siècle dans les communautés juives de la Rhénanie, la composante (b) est représentée d’abord par différents dialectes allemands au Moyen Âge et, plus tard, avec le déplacement vers l’est du centre de gravité des Ashkénazes, par les langues slaves, notamment le polonais, l’ukrainien et le biélorusse. Dans la composante (c) entrent pour l’essentiel deux langues judéo-romanes, l’une à base de français, l’autre à base d’italien. Pendant le XIXe siècle, le yiddish a également assimilé beaucoup du vocabulaire dit international, surtout composé de mots néo-grecs ou néo-latins couramment employés dans la terminologie politique, technologique ou scientifique.

La fusion de ces composantes est un processus long et complexe, qui implique des opérations de sélection sur le patrimoine des langues sources et des changements concernant tous les aspects du yiddish, qu’ils soient d’ordre phonétique, sémantique, morphologique ou syntaxique. Ainsi, tous les mots des langues sources ne sont pas nécessairement familiers au groupe juif où le yiddish est en train de se former. Au sein même du vocabulaire connu, certains mots sont inutiles et d’autres rejetés à cause, par exemple, de leur forte connotation chrétienne.

Le traitement phonétique du vocabulaire adopté est semblable pour toutes les composantes: qu’elle figure dans un mot provenant du moyen-haut allemand, de l’hébreu ou du slave, chaque voyelle subit toujours la même évolution. Le changement sémantique affecte la plus grande partie du vocabulaire emprunté aux langues sources, mais est particulièrement frappant dans les très nombreuses expressions concernant des aspects de la vie traditionnelle: praven tish (un mot d’origine slave et un autre d’origine allemande; la signification littérale en est «célébrer table») désigne en fait le comportement du rabbi hassidique lorsqu’il dispense son enseignement; tsholnt (d’origine française ancienne, «chaud») nomme un plat sabbatique préparé dès la veille pour tenir compte de l’interdiction d’allumer le feu le jour de repos.

Le trait le plus typique de la fusion opérée en yiddish se trouve dans la flexion verbale ou nominale, qui s’applique indistinctement aux différents mots, quelle qu’en soit l’origine: des racines étymologiquement hébraïques ou slaves se conjuguent à l’aide de désinences d’origine germanique; des noms de souche romane ou allemande ajoutent au pluriel des suffixes de forme hébraïque.

Toujours sur le plan grammatical et morphologique, on remarque de nombreux mots empruntés à l’hébreu qui ont changé de genre et parfois aussi de forme plurielle: shabes («sabbat») devient masculin et prend la forme shabosim au pluriel; mikve(«bain rituel») et matbeye(«pièce de monnaie»), qui deviennent féminins. Le yiddish ayant conservé les trois genres grammaticaux de l’allemand pour les noms, beaucoup de mots venus de l’hébreu, où il n’y a que deux genres, se sont vu imposer le neutre.

Par ailleurs, on trouve en yiddish des mots qu’on cherchera en vain dans les langues auxquelles ils semblent empruntés: khaleshn(«s’évanouir») procède évidemment de la racine hébraïque signifiant «faible, faiblesse», mais son sens yiddish semble inspiré par un ancien verbe allemand aujourd’hui disparu; l’allemand a donné au yiddish le nom kenig («roi»), mais c’est sur le modèle hébreu qu’on a créé un verbe kenign(«régner»); unterzogn («souffler des mots à quelqu’un») a ce sens en yiddish grâce à deux éléments germaniques qui ont été unis selon le modèle d’un verbe slave.

En ce qui concerne la syntaxe, le yiddish, tout en demeurant proche de la phrase allemande, a beaucoup réduit la distance qui existe entre le nom et ses déterminants comme entre les parties de la phrase verbale.

Contrairement à une idée répandue, le yiddish n’est donc pas le résultat de l’addition d’un certain nombre de composantes linguistiques, mais le produit de leur fusion, imprévisible à partir de la seule connaissance des langues sources. Cela rend incertains les calculs qu’on fait sur la part qui correspond à chacune d’elles. Cette réserve énoncée, on peut parler d’environ 70 à 80 p. 100 d’éléments d’origine allemande, de 15 à 25 p. 100 d’origine hébraïque et de 5 à 10 p. 100 d’origine slave. 

Rôle par rapport à l’hébreu

Une autre idée reçue veut que le yiddish et les autres langues juives post-talmudiques n’aient servi dans la société juive traditionnelle que pour les besoins de la vie quotidienne, tandis que la sphère religieuse aurait été réservée à l’hébreu-araméen.

Sans disputer à l’hébreu son statut de langue sacrée, le yiddish a sa place dans le domaine des études et de la liturgie. La lecture biblique ou talmudique se pratique certes dans le texte, mais les commentaires oraux, les discussions, les exposés savants et parfois même certaines prières, surtout parmi les femmes, se font en yiddish. Parallèlement, l’hébreu sert aussi à rédiger des documents civils et commerciaux, des correspondances privées, etc. La seule distinction valable est donc celle qui sépare l’hébreu, langue exclusivement écrite, du yiddish, langue parlée et écrite.

La composante hébréo-araméenne du yiddish n’a pas non plus l’exclusivité du domaine religieux. Elle y est prédominante, mais non point hégémonique. Par ailleurs, les mots d’origine hébraïque ne sont pas absents des autres registres de la langue, y compris le vulgaire et le scatologique.

Évolution historique

À l’instar des autres langues juives, le yiddish s’écrit avec les caractères de l’alphabet hébreu. La plupart des mots d’origine hébréo-araméenne gardent leur écriture traditionnelle; pour tous les autres, la correspondance entre lettres et sons est presque parfaite. La norme actuelle, élaborée en 1936, laisse subsister quelques variantes.

L’absence ou la rareté de textes yiddish des premières époques (le premier témoignage écrit date de 1272) constitue une difficulté majeure pour l’étude de l’histoire de la langue. L’idée qu’on s’en fait pour les premiers trois siècles repose largement sur des témoignages indirects, des inférences et déductions accomplies à partir de ce qu’on connaît des langues sources, ou encore sur des reconstructions faites à partir du yiddish parlé moderne. Le schéma historique généralement accepté partage l’évolution de la langue en quatre périodes: jusqu’en 1250, on parle de «proto-yiddish» pour désigner l’époque antérieure à la prise de contact avec les langues slaves. Les mécanismes de fusion commencent à jouer. Dans la période du yiddish ancien (1250-1500) ont lieu en Bohême et en Pologne les premières rencontres avec les langues slaves. Une littérature naît (poésie, traductions de la Bible), dans laquelle on observe une relative uniformité linguistique. À l’époque du yiddish moyen (1500-1700) a lieu la différenciation entre le vieux tronc occidental de la langue et les nouveaux dialectes dans l’aire slave. C’est le déclin du yiddish à l’ouest qui caractérise le début de la période moderne vers 1700. Les Juifs d’Allemagne, attirés par l’idéologie rationaliste et assimilationniste, adoptent volontiers la langue du pays. Plus à l’est, à la même époque, l’importance du yiddish s’accroît. Dans l’usage écrit, une nouvelle norme, mieux adaptée à l’évolution de la langue, se généralise vers 1820. L’épanouissement de la littérature et de la presse contribuera puissamment, au XIXe siècle, à enrichir le vocabulaire et les possibilités d’expression, mouvement accentué par le développement d’une idéologie dite yiddishiste qui inspirera, dès avant la Première Guerre mondiale, une production linguistique normative et un système scolaire.

Dans le yiddish parlé actuel coexistent plusieurs dialectes liés à l’origine géographique des locuteurs. Le groupe des dialectes du Nord (Lituanie, Biélorussie) diffère de celui du Sud (Pologne, Volynie, Ukraine, etc.) essentiellement par le système vocalique. Pour l’enseignement, on a généralement adopté une norme de prononciation fondée sur le yiddish du Nord, tandis que le théâtre employait le dialecte de Volynie.

2. Littérature

La littérature yiddish est à l’image du peuple dont elle est l’expression. La principale caractéristique de ce peuple est son existence diasporique, celle de sa littérature est d’avoir essaimé dans le monde entier. La branche ashkénaze du peuple juif connut plusieurs centres importants, il en fut de même de la littérature yiddish. La carte littéraire de la yiddishophonie se déplaça de l’Europe de l’Ouest à l’Europe de l’Est, puis, à partir de la fin du XIXe siècle, elle gagna de nouveau l’Europe occidentale, s’étendit aux États-Unis et, à un moindre degré, à Israël, non sans avoir jeté des points d’ancrage dans de multiples autres pays. La littérature yiddish est donc par nature pluricentriste. Elle est également à l’image de la langue qu’elle utilise et qu’elle élabore. Le yiddish est une des langues créées par les Juifs en Diaspora. Le plurilinguisme, une des caractéristiques essentielles du groupe, comprend trois paliers:

–L’hébreu (et l’araméen) reste une langue sacrée liturgique, savante: langue de l’unité dans la diversité juive.

–La langue du pays d’accueil répond aux besoins de contact du groupe aussi bien sur le plan matériel que culturel.

–L’élaboration des langues juives, langues de fusion (judéo-espagnol, judéo-arabe, judéo-persan, judéo-provençal, yiddish), permet d’adapter les idiomes locaux aux exigences de la vie interne.

Aucune de ces langues ne connut une durée, une diffusion et un degré d’élaboration aussi importants que le yiddish, aucune n’a donné une littérature aussi variée et aussi abondante. Celle-ci a une double orientation, ou plutôt un double enracinement, dans le domaine spécifiquement juif et dans le domaine culturel du pays d’accueil. C’est en mêlant ces deux éléments qu’elle acquiert son autonomie et son originalité. La littérature yiddish est donc, comme la langue, une littérature de contact et de fusion.

Cette situation définit l’ambivalence de son statut. L’existence d’un corpus de textes sacrés en hébreu donne d’emblée à la littérature hébraïque ses lettres de noblesse comme médium de l’expression intellectuelle. La littérature yiddish, elle, s’adressa tout d’abord aux masses juives qui n’avaient pas accès à l’hébreu, aux moins instruits, aux femmes. Elle est donc avant tout, par ses origines, une littérature populaire, même si elle acquit par la suite un haut degré d’urbanisation et de raffinement.

Comme l’origine de son lectorat, celle de l’écrivain yiddish est le plus souvent plébéienne. Il n’appartient pas à une couche sociale que son érudition constitue en caste du savoir (comme souvent pour la littérature rabbinique) ni à une catégorie sociale dégagée par la bourgeoisie (comme dans les littératures occidentales), mais à une intelligentsia, la plupart du temps autodidacte, issue des masses mêmes qu’elle se donne pour mission d’éduquer. Le statut de l’écrivain yiddish est donc particulier: il est à la fois partie intégrante du peuple et son guide spirituel, ce qui explique l’immédiateté du rapport, la connivence, la complicité entre lecteur et auteur (sauf pour les dernières générations déjà occidentalisées).

Le génocide nazi, en exterminant six millions de Juifs, anéantit la plus grande partie du lectorat et des écrivains yiddish en Europe, bouleversant les données qui viennent d’être posées. 

Extrait de l'Encyclopédie Universalis