RETOUR
La littérature yiddish ancienne

Les communautés juives établies dans la vallée du Rhin depuis l’époque romaine avaient forgé comme langue véhiculaire le yiddish, mélange de moyen haut allemand et d’hébreu-araméen: leur existence relativement prospère fut ébranlée à partir des premières croisades, mais essentiellement après l’épidémie de la peste noire (1348). Ce fut l’origine de nouvelles migrations vers l’Italie du Nord, la France, la Bohême, et surtout la Pologne où, à partir de 1551, le privilège d’une juridiction autonome fut accordé aux Juifs. Ainsi l’Europe orientale devenait le centre le plus important de la vie juive.

Cependant, la littérature yiddish, née dans les communautés rhénanes, continua pendant plusieurs siècles à se développer dans les pays et les dialectes de l’Europe de l’Ouest. Marquée par les échanges entre la tradition sacrée juive et le monde chrétien environnant, elle s’organise, selon la critique classique, en deux grands ensembles. 

Littérature courtoise et épique

La littérature courtoise du monde féodal germanique fut largement connue et diffusée parmi les Juifs dont la situation économique, politique et juridique fut relativement favorable jusqu’au milieu du XIVe siècle.

Les premiers écrits en yiddish, dont il reste peu de traces, semblent avoir été des translitérations, des traductions ou des adaptations de cette littérature courtoise et épique. Celle-ci était créée et diffusée par deux sortes de chanteurs-poètes ambulants (Spielman): le poète courtois et épique et le bouffon, parfois réunis en une même personne. Ces œuvres étaient lues, chantées, psalmodiées dans les cours des synagogues, sur les marchés, dans les tavernes et les cérémonies familiales. Le public semble en avoir été très large, allant des couches populaires jusqu’aux érudits dont certains écrits attestent cette influence (ainsi un recueil de poèmes de Menahem Oldendorf, né vers 1450).

Trois catégories d’œuvres marquent cette littérature. Dans la première, tous les matériaux sont d’inspiration germanique, empruntant thèmes et héros aux «dits héroïques» et aux romans courtois. La plupart de ces œuvres ne nous sont pas parvenues, sauf indirectement à travers les écrits de leurs détracteurs, en lutte contre l’influence néfaste de ces «livres stupides» qui inondaient le marché littéraire yiddish au XVIe siècle (Herzog Ernst, Dietrich von Bern, Maister Hildenbrandt, Wieland der Schmidt, Tristan und Isolde...). Le seul ouvrage qui soit arrivé jusqu’à nous est l’Artus Roman qui date probablement du XIVe siècle et qui connut de nombreuses éditions dont il subsiste trois exemplaires.

Les simples translittérations ou traductions semblent s’être tout de suite transformées en adaptations grâce aux omissions, changements ou inversions de certains motifs. On sait que les scènes de batailles sanglantes, les descriptions des vêtements et des armures, les allusions érotiques étaient expurgées, en revanche, les éléments moraux étaient mis en valeur.

La deuxième catégorie prend pour héros de ces romans de chevalerie des personnages de la Bible ou de l’histoire juive: Shmuel Bukh (Livre des Roi, Augsbourg, 1543), Josué (Mantoue, 1562), Juges (Mantoue, 1564), Isaïe (Cracovie, 1586), Daniel (Bâle, 1557). D’autres poèmes encore s’inspiraient des Rouleaux ou du sacrifice d’Isaac (Akedah).

Mais il appartenait à un auteur de l’école italienne, Eliyohu Bokher Levita, de porter cette littérature courtoise à son apogée. Érudit, humaniste de renommée, il donna entre autres œuvres une traduction des Psaumes et deux poèmes courtois, Bove d’Antona et Paris un Viene, dont le premier surtout connut un retentissement considérable et de multiples rééditions jusqu’au XIXe siècle.

Parallèlement à ce genre, on vit naître de grands poèmes historiques (Lid) qui évoquaient des événements contemporains, décrivaient les péripéties, les souffrances, les vicissitudes de telle ou telle communauté juive. Ils remplissaient une double fonction, offrant une méditation sur le destin du groupe et faisant circuler l’information d’un lieu à un autre grâce aux chanteurs ambulants qui les mettaient en musique (Megiles Vinz notamment). De ce genre extrêmement populaire, entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, il subsiste actuellement une quarantaine d’œuvres.

Littérature liturgique homilétique et édifiante

Pendant toute cette période, la vie religieuse juive n’avait pas perdu ses droits dans la littérature yiddish naissante. Elle trouva d’abord son expression dans la prolifération des marginalia, des gloses sur les Textes sacrés, des responsae rabbiniques et des traductions, simples mot à mot se libérant progressivement pour tenir compte des caractéristiques de la langue d’aboutissement (Les Psaumes de 1490). Le canon de la liturgie juive avait été fixé avant la naissance de la littérature yiddish: seules les prières en hébreu-araméen étaient admises à des fins de dévotion. Les traductions qui se multiplièrent au XVe siècle ont pour but de rendre celle-ci compréhensible (la première publication d’un livre de prières complet date de 1544). Mais en dehors du canon liturgique apparaît la prière personnelle (Tkhine), dont le contenu varie suivant les circonstances et les personnes. Ces textes, souvent écrits pour des femmes, parfois par des femmes, sont marqués par un ton de simplicité, de sincérité, de sentimentalité aussi. Il en existe de multiples recueils à partir du XVIe siècle.

Avec le changement des conditions sociales et des goûts en matière littéraire, avec le déplacement du centre de gravité de la vie juive vers l’Europe orientale, la prose surtout homilétique et édifiante remplace la poésie courtoise. C’est alors (vers 1590) que Rabbi Jacob ben Isaac Ashkenazi de Janow compose un des textes le plus largement diffusés et lus jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, surtout par les femmes juives, Ze’ena-u-Renah («Sortez et Regardez»). Cette adaptation du Pentateuque, à laquelle se mêlent des contes, des homélies, des Midrashim, des commentaires, des paraphrases des Rouleaux, fond en un tout organique l’élément didactique et narratif. Un second ouvrage moins populaire, Ha-Maggid, présente une traduction des Livres des Prophètes avec une paraphrase du commentaire de Rashi.

La littérature édifiante (Musar) utilise constamment les éléments traditionnels du monde juif et les éléments narratifs (nouvelles, contes, fables) du monde environnant. Ce sont des écrits au style simple et clair, insérés dans la vie quotidienne, avec des composantes réalistes et moralisantes (Orkhot Tzadikim, 1581, Brantspiegel de M.H.Altschuler, 1602; Lev Tov d’Isaac O.Eliakum, 1620; Simkhes-ha-Nefesh d’A.H.Kirhan, 1707) et des composantes fantastiques empruntées aux contes talmudiques et midrashiques, ainsi qu’aux légendes et superstitions locales (Mishley Shualim, Fribourg, 1585; Ku Bukh , Vérone, 1595). Cependant, les œuvres dominantes de la littérature édifiante de l’époque sont le Ma’aseh Bukh (Bâle, 1602), recueil de 257contes talmudiques et midrashiques et de 25légendes du cycle de Regensburg, et le Ma’aseh Nisim (Amsterdam, 1696), avec ses légendes locales et ses héros historiques.

Participant du genre fantastique, paraissent des récits de voyage, réels ou imaginaires, et du genre didactique et narratif des mémoires, tels ceux de Gluckel von Hameln (1645-1724?). Elle fut la première mémorialiste femme de langue yiddish. Son œuvre, marquée par une grande sensibilité et une intelligence aiguë, apporte des renseignements précieux sur la vie des juifs de Hambourg aux XVIIe et XVIIIe siècles et sur leur réaction au mouvement messianique de Sabbatai Zevi.

La langue littéraire qui s’était fixée au cours des XVIe et XVIIe siècles resta figée dans ses normes sous prétexte de lisibilité dans les deux sphères juives. En réalité, un hiatus s’était introduit entre la langue écrite (essentiellement en Europe de l’Ouest) et la langue parlée (surtout en Europe de l’Est où la concentration juive était la plus forte).

La fin du XVIIIe siècle qui est, en Europe occidentale, celui des Lumières et de l’émancipation, marque le déclin de la littérature yiddish dans cette partie du monde. Un processus d’assimilation linguistique s’y déclencha, qui fit passer le centre de gravité de la littérature yiddish à l’Est. C’est à partir de cette époque que l’on date la naissance de la littérature yiddish moderne, écrite pour l’essentiel dans les dialectes d’Europe orientale.

La littérature yiddish moderne

De ses débuts à la Première Guerre mondiale

Le XVIe iècle et le début du XVIIe avaient été l’âge d’or de la judaïcité polonaise. Le milieu du siècle fut au contraire une époque de terreur et de massacres (1648: les massacres du Chmielnicki), d’espoirs messianiques déçus (apparition du faux Messie Sabbatai Zevi, 1665) suivis d’une réaction rabbinique qui renforça le rigorisme et le formalisme religieux. Les aspirations populaires se traduisirent par un mouvement revivaliste et mystique: le hassidisme. Celui-ci se diffusa largement dans la population juive qui, malgré le partage de la Pologne à la fin du XVIIIe siècle, gardait une très grande unité culturelle.

Le hassidisme et la littérature yiddish

En utilisant le yiddish pour propager leur foi et leur message, les rabbis hassidiques en renforcèrent le prestige, lui conférant le statut d’expression religieuse. Bien que les œuvres qui en sont issues soient limitées quantitativement et formellement, leur empreinte et leur influence restent indélébiles. Les écrits s’organisent en deux ensembles: les hagiographies à la gloire des fondateurs et des chefs spirituels du hassidisme, relatant les faits et gestes miraculeux des rabbis (Shivkhei-ha-Besht, 1815), et les paraboles, contes, récits mystiques, tels ceux de Rabbi Nahman de Brazlav (1772-1810). Leur lyrisme, leur symbolisme, la richesse, la souplesse de cette langue drue et idiomatique contribuèrent à éveiller l’imagination populaire et à forger un instrument narratif nouveau.

La Haskala ou mouvement des Lumières

Le hassidisme marquait la littérature yiddish du sceau de l’imagination, la Haskala voulait apporter à la vie juive le rationalisme des encyclopédistes. Pour cela, malgré sa préférence pour les langues des pays d’accueil ou la langue «noble», l’hébreu, elle dut adopter, elle aussi, le «jargon» des masses. Son premier but en Europe de l’Est fut de combattre l’«obscurantisme» des Hassidim. Mais cette phase fut bientôt dépassée, et la Haskala se consacra à une critique de la vie étriquée, des institutions désuètes du groupe. Les transformations économiques, la libéralisation politique de la Russie avaient fait naître de grands espoirs qui poussèrent les Maskilim à introduire des thèmes généraux dans leurs œuvres, dénonçant l’injustice, la pauvreté des masses, face au pouvoir répressif de l’oligarchie du Kahal, jugée tyrannique et rétrograde. À cette société étriquée et «attardée», ils opposaient les valeurs «civilisatrices», les «vastes horizons» des nations environnantes. La littérature yiddish devint le champ clos où se livra cette bataille, et elle en fut la grande bénéficiaire, développant à un rythme accéléré tous les genres: écrits journalistiques, pédagogiques et de vulgarisation, traduction des grands auteurs européens, création de nombreuses œuvres littéraires.

Le théâtre apparut au début comme le moyen privilégié pour diffuser les idées nouvelles, offrant une transition commode entre les éléments folkloriques et l’élaboration littéraire. Après la publication, en 1816, d’une comédie anonyme, Di Genarte Velt, de nombreux auteurs de l’époque s’essayèrent à ce genre. Mais c’est Avrom Goldfaden (1840-1908) qui fut le véritable fondateur du théâtre yiddish. Après avoir publié plusieurs recueils de poèmes que les Broder Zinger, chanteurs et théâtreux ambulants, avaient popularisés, il fit leur connaissance en Roumanie à Jassy, et c’est là qu’il créa une troupe pour laquelle il commença à écrire des textes et à faire les mises en scène (Rekrutn, 1876). Sa verve satirique et comique s’exprima dans des pièces comme Di Beydé Kunilemel(Varsovie, 1887), Kenig Akhashveros (1870), Der Mishugener Filosof 1902). Il s’attacha, avec un succès égal et un retentissement peut-être plus grand encore, à des thèmes de l’histoire juive, dans le but d’exalter l’esprit et la conscience nationale du peuple: Shulamis (1883), Bar Kokhba (1887).

En l’absence de maisons d’édition, la presse et la poésie comme les écrits philosophiques et politiques sont diffusés par des revues de plus en plus nombreuses (Hamaguid, Kol Mevaser, Yidishe Folksblat, Der Yud, Der Fraïnt, Yom-Tev Bletlekh). Tandis que les œuvres de Mendel Leffin, Joseph Perl, I.Axenfeld, I.J.Linetsky, I.B.Levinsohn restent sur le plan thématique confinées à la satire antihassidique et sur le plan formel limitées par un didactisme appuyé, S.Ettinger atténue la virulence de la critique et élargit ses préoccupations. Quant à Isaac Meyer Dick, il réussit, par ses innombrables contes, nouvelles et romans, à établir un lien entre la traditionnelle littérature édifiante et les nouveaux courants. Cependant, le mérite le plus grand peut-être de la Haskala est d’avoir préparé un terrain propice pour la littérature en éduquant un nouveau lectorat et en dégageant de ses rangs trois auteurs qui devaient s’élever largement au-dessus de cette production et devenir une source d’inspiration pour les générations à venir. 

Extrait de l'Encyclopédie Universalis