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Les trois piliers de la littérature yiddish

Mendélé Mokher Seforim (1836-1917), Cholem-Aleikhem et Itzhak Leiboush Peretz atteignirent leur maturité littéraire au moment où la Haskala recevait un démenti cuisant du monde environnant, dont elle avait prôné les valeurs «civilisatrices», à une époque où le mouvement des Lumières connaissait une amère désillusion et où s’effondraient la plupart de ses idéaux. L’assassinat d’Alexandre II inaugurait une période de réaction qui se concrétisa, pour les Juifs, par les lois de mai 1882 qui balayaient tout espoir d’accession à l’égalité des droits et par une série de pogroms sanglants. Cette situation dramatique eut plusieurs conséquences. Elle déclencha en premier lieu une vague d’émigration, vers les États-Unis surtout. Elle donna naissance ensuite à plusieurs courants politiques et idéologiques qui firent prendre de nouvelles orientations à la littérature yiddish. Le mouvement sioniste, utopique d’abord, puis politique (premier congrès de Bâle, 1897), stimula surtout des œuvres en hébreu mais aussi en yiddish, ne fût-ce que pour des raisons de lectorat plus large. Le mouvement folkiste, qu’on appellerait nationalitaire aujourd’hui, prôna une vie nationale en Diaspora, enfin, et surtout, le mouvement ouvrier juif, qui commença dès cette période une activité politique la plupart du temps clandestine, s’organisa en 1897 avec la fondation du Bund qui défendait des positions d’autonomie culturelle. C’est dans cette atmosphère que se tint en 1908 la conférence de Czernowitz qui proclama le yiddish langue nationale juive; c’est dans cette atmosphère que furent écrites les œuvres les plus importantes de l’époque.

Mendélé Mokher Seforim (Mendélé le colporteur de livres) fut au début de sa carrière un des porte-parole de la Haskala. Ses œuvres (romans, nouvelles, pièces de théâtre), parues en feuilletons dans les revues hébraïques et yiddish, mettent en scène les milieux les plus divers de la société juive de l’époque dont il avait acquis une profonde connaissance au cours d’un périple qu’il fit à dix-sept ans en compagnie d’un personnage haut en couleur, Avrémélé le boiteux, charlatan et mendiant qui l’entraîna pendant toute une année dans sa vie errante et qui servit de prototype à son Fishke le boiteux. Ses œuvres les plus célèbres, Le Petit Homme, L’Anneau magique, Les Voyages de Benjamin III, le roman autobiographique Shloime Reb Haïm’s, les pièces de théâtre La Dîme La Conscription révèlent un écrivain conscient de son art, possédant une rare maîtrise de la langue, un sens profond de la satire sociale et psychologique ainsi qu’une grande sensibilité aux beautés de la nature qu’il fut le premier à introduire dans la littérature yiddish.

Cholem-Aleikhem(1859-1916) est l’écrivain le plus lu, le plus aimé et probablement le plus original de la littérature yiddish. Auteur extrêmement fécond et divers, il campe dans des monologues inoubliables les personnages les plus caractéristiques du monde semi-rural juif de la fin du XIXe siècle. Tevie le laitier, qui incarne la sagesse et les ressources de l’auto-ironie face aux souffrances et aux vicissitudes de la vie; Menahem-Mendl qui, par son échange épistolaire avec sa femme Cheïné-Cheïndl, devint le prototype du luft-mentch, cet homme acculé à vivre d’expédients, d’espoir et de l’air du temps; Mottel, fils du chantre le garçonnet qui trompe la misère matérielle et la détresse morale par l’inventivité et la fraîcheur de l’enfance. La marque caractéristique de cette œuvre est un humour empreint de tendresse, profondément enraciné dans la sensibilité et le parler du peuple que Cholem-Aleikhem réussit à styliser avec un rare bonheur, jouant sur le trilinguisme juif (ici yiddish, hébreu et slave), mêlant avec une liberté débridée les textes sacrés et les dictons populaires.

Itzhak Leiboush Peretz (1852-1915) fut de tous les trois l’auteur le plus sensible aux influences européennes auxquelles Varsovie, sa ville d’adoption, était largement ouverte. Tempérament inquiet, passionné, novateur, il ne cessa d’expérimenter dans les différents genres littéraires dans lesquels il s’illustra. C’est en tant qu’essayiste, conteur et dramaturge que sa contribution fut la plus importante. Son humanisme et sa générosité le portèrent tout d’abord vers les courants socialistes qui se faisaient jour alors, puis vers un romantisme national qui en fit un des animateurs du yiddishisme exprimé par la conférence de Czernowitz. Mais avec une lucidité étonnante, il perçut les limites des diverses idéologies pour résoudre les problèmes de la judaïcité de son époque. C’est finalement dans les valeurs traditionnelles incarnées par le hassidisme qui, selon lui, exprimait ce qu’il y avait de plus noble et de plus proche de l’âme du peuple, qu’il voyait une source de vie et de régénération spirituelle, tout en sachant l’impossibilité radicale de ce retour. Ainsi naquit le néo-hassidisme, plus éthique que religieux, et dont l’influence est loin d’être tarie dans la pensée et l’écriture juives modernes. L’œuvre de Peretz tire sa richesse de ces contradictions mêmes qui marquent ses Contes populistes, ses Contes hassidiques, ainsi que ses drames lyriques, La Chaîne d’or L’Enchaîné, La Nuit sur le vieux marché

Autour de la personnalité exceptionnelle de I.L.Peretz, toute une pléiade de jeunes auteurs se réunit, qu’il encouragea sans jamais essayer de les modeler. Avec la Première Guerre mondiale et ses conséquences, la création d’un État polonais indépendant, la révolution russe, la mort de I.L.Peretz, de Cholem-Aleikhem et de Mendélé Mokher Seforim, une page de la littérature yiddish était tournée. Il existait désormais trois centres distincts de création en langue yiddish qui, suivant les époques et les circonstances, entretenaient des relations plus ou moins serrées ou perdaient tout contact. 

L’entre-deux-guerres

La littérature yiddish aux États-Unis

La création en langue yiddish apparut aux États-Unis dès la fin du XIXe siècle. Mais elle ne prit son essor qu’avec les vagues successives d’immigration qui portèrent cette communauté à plusieurs millions d’âmes et son autonomie véritable seulement au cours des événements qui bouleversèrent et ravagèrent la vieille Europe. Quelles que fussent son originalité et son indépendance, on ne peut perdre de vue qu’il s’agit d’une littérature d’immigrés, dont les racines restent européennes.

Le théâtre fut, dans la première phase, l’aspect peut-être le plus dynamique de la création yiddish sur le nouveau continent.

Les autres genres de la littérature yiddish, qui posaient des problèmes beaucoup plus complexes, furent comme enfantés par la presse qu’on vit proliférer dès les premières décennies. Cette presse à tendance socialisante ouvrit d’abord ses colonnes à des auteurs prolétariens. Trois poètes en particulier, Morris Vintchevsky, Morris Rosenfeld et Dovid Edelstadt, s’attachèrent à peindre la détresse, l’exploitation de l’ouvrier broyé par le «capitalisme sauvage» et à lancer leur appel à la révolution.

Les prosateurs, tels que Leon Kobrin, peignaient la vie des immigrants, les conflits sociaux et évoquaient assez maladroitement les difficiles problèmes de l’acculturation. L’arrivée à New York de prosateurs, dont le métier et la renommée étaient déjà solides (Avrom Reisen, par exemple, et de nombreux disciples de Peretz), furent d’un apport considérable pour cette littérature. Leur création s’investit essentiellement soit dans des romans historiques (épisodes de résistance et de lutte du peuple juif ou grandes fresques familiales), soit dans des romans réalistes ou naturalistes évoquant la vie quotidienne et contemporaine. Joseph Opatoshu (1886-1954) s’illustra dans les deux genres et porta à la perfection le roman historique (Un jour à Regensburg, La Dernière Révolte. Dans les forêts de Pologne). Dans ses nouvelles, avec un sens aigu du réalisme et de l’humour, il présente toutes les couches sociales de la population juive et non juive de son pays natal (Les Contes de Mlava, Le Roman d’une fille de la forêt, Le Roman d’un voleur de chevaux). Une sorte de vitalité, de jubilation d’écrire se dégagent de la plupart de ses œuvres. I.J.Singer (1893-1943) donna avec Les Frères Ashkenazi  une chronique familiale où tous les fils d’une intrigue aux personnages et aux époques multiples sont maintenus de main de maître. Yoshe Kalb présente sa vision de la désintégration du hassidisme.

Chalom Asch (1880-1957) fut un romancier prolixe à l’inspiration versatile. Son registre très varié le fit passer d’une écriture lyrique proche de I.L.Peretz (Dos Shtetl...) à des romans d’une veine réaliste (Motke Ganev). Le genre de la fresque sociale lui inspira sa trilogie (Avant le Déluge). Mais c’est le genre historique qui le retint le plus souvent avec des œuvres d’inspiration juive (La Sanctification du Nom, La Sorcière de Castille, Le Juif aux Psaumes) ou d’inspiration christique (Marie, Le Prophète, Le Nazaréen).

Isaac Bashevis Singer (1904-1991) peint dans Le Manoir, Le Domaine, La Famille Moskat, de manière réaliste, la lente décadence de la bourgeoisie juive de Pologne. Dans La Corne du bélier, L’Esclave, Le Magicien de Lublin apparaissent des éléments fantastiques qui dominent ses recueils de contes. L’intrusion du fantastique et du démoniaque permet à Isaac Bashevis Singer de révéler symboliquement la face d’ombre de ses personnages, leurs frustrations et leurs obsessions, cela dans le cadre des superstitions et des croyances du monde semi-rural du shtetl ou d’une New York de cauchemar. Le prix Nobel décerné en 1978 à Isaac Bashevis Singer consacre l’originalité de son talent et de l’univers qu’il a construit. Mais le geste des jurés de Stockholm va au-delà: il rend hommage pour la première fois à la littérature d’un groupe non territorial et non étatique, méconnue jusque-là à cause de cette caractéristique même. Cependant, c’est dans le domaine de la poésie que l’apport de la littérature yiddish américaine est le plus marquant. Deux courants principaux décrivent son itinéraire. Di Yunge (les jeunes) se dotèrent d’une revue (Yugnt, puis Literatur, enfin Literarishe Shriftn), où ils publièrent aussi bien leurs vers que leurs textes théoriques. Poètes impressionnistes, ils refusaient de faire de la poésie le véhicule d’idées et de concepts pour s’attacher à rendre les impressions sensorielles fugaces par l’image et par la musicalité, se réfugiant dans les demi-teintes et les demi-tons presque verlainiens. Avrom Liessin, Yehoash, Roisenblat, Joseph Rolnik, Mani-Leïb, Zisha Landau, I.J.Schwartz figurent parmi les auteurs les plus représentatifs de cette école. Deux poètes, après s’être identifiés avec ce mouvement, poursuivirent leur œuvre en solitaires. Moïshé-Leïb Halpern (1886-1932) est le poète par excellence de la ville dont il rend la trépidation et la violence par ses techniques expressionnistes. H.Leivick (1888-1962) poursuit dans son œuvre dramatique et poétique une quête métaphysique et morale qui soulève les problèmes du bien, du mal, de la responsabilité individuelle et collective, du destin de l’homme devant les forces mystérieuses qui le gouvernent (Le Golem, La Comédie du salut, Le Royaume des mendiants, Aux jours de Job, Chants pour l’éternité).

L’introspectionnisme (In Zikh), mouvement né dans les années 1920, cherchait à réaliser une unité organique entre la pensée et l’émotion, entre l’intellect et la sensation. L’apport essentiel de ces auteurs imprégnés de culture juive mais aussi, à l’inverse de leurs aînés, de culture occidentale contemporaine, se trouve non pas dans le domaine thématique, mais dans le domaine formel, où ils intègrent des techniques expérimentales qui mettent à profit les découvertes de la psychologie moderne pour stimuler l’acte créateur qui naît, d’après eux, d’un processus d’association et de suggestion, plutôt que d’idées explicites. Pour Glans-Leyeles (1889-1966), la poésie devint un mode discipliné, maîtrisé, de penser, de sentir, d’expérimenter. Jacob Glatstein (1896-1975), tout en restant fidèle aux principes novateurs, modernistes du groupe, transforme après le génocide ses vers en cris de douleur, de colère, en invectives et en anathèmes.

L’inzikhisme fut le dernier mouvement littéraire yiddish aux États-Unis à présenter une vision globale de l’art et à parler au nom d’un collectif poétique. D’autres poètes de grand talent, tel Chaïm Gradé, immigrèrent aux États-Unis après la guerre, mais furent des individus isolés.

Melekh Ravitch, qui devait quitter la Pologne dans les années 1930, fut un des fondateurs du mouvement Khaliastre (La Bande) et l’un des introducteurs de l’expressionnisme et du futurisme dans la poésie yiddish. Dans ses poèmes, aux symboles cosmiques, souvent ésotériques, il exprime sa philosophie panthéiste inspirée de Spinoza (Chants nus, Continents et Océans, Les Chants de mes chants...).

L’Union soviétique

La révolution russe rallia un grand nombre de jeunes créateurs de langue yiddish. L’avènement du nouveau régime favorisa l’éclosion d’une intense vie culturelle: publication de revues (Eïgens, Der Shtern, Der Shtrom, Roïte Velt...), fondation de maisons d’édition, d’écoles, d’instituts scientifiques dirigés par des historiens comme Tzinberg ou Max Erik.

Dans cette atmosphère propice, une pléiade de poètes s’épanouit, emportés par l’ardeur générale, participant à toutes les recherches formelles que suscite le bouillonnement intellectuel du pays. Les œuvres élégiaques et lyriques d’Izi Kharik, Leïb Kvitko, Shmuel Halkin introduisent la beauté et la mélancolie du paysage russe, les bruits, les senteurs, les saveurs de cette terre qu’ils ont tant chérie. Les vers d’Itzik Fefer, surtout dans son évocation de l’extermination du peuple juif par le nazisme, sont animés du souffle de l’épopée.

Des poètes expressionnistes comme Moshe Kulbak et Peretz Markish reviennent de leurs séjours dans l’Allemagne de Weimar et dans le Paris des surréalistes après avoir participé à la fondation en Pologne (Vilno, Varsovie) du groupe poétique Khaliastre.

Moshe Kulbak avait déjà publié un long poème (Biélorussie), un drame (Jacob Frank) et un roman (Le Messie ben Ephraïm), tous trois traversés par les recherches et les courants nouveaux qui animent le foisonnement artistique du Berlin des années 1920. De retour à Vilno, puis installé à partir de 1928 à Minsk, il continue à produire des œuvres d’une grande variété: des poèmes, Vilno, Bourié et Bénié sur la grand-route, un bref roman inspiré par la révolution où se mêlent réalisme et fantastique, mystique juive et christique. Childe Harolde de Diesne, long poème satirique, Di Zelmenianer  (La Tribu des Zalmeniens), chronique humoristique de la révolution bolchevique en milieu juif, une comédie, enfin, dont les répétitions sont interrompues par la censure. M.Kulbak réussit à jeter un pont entre le monde juif traditionnel et les formes nouvelles qu’emprunte alors la littérature.

La fougue et le tempérament de Peretz Markish dominent la littérature yiddish de ces années. Après un séjour en Occident, puis au contact des futuristes et des formalistes russes, il réussit peut-être le mieux à faire passer les ruptures d’un monde en plein bouleversement, par son souffle, ses audaces verbales et rythmiques (Volin, Di Kupe, Radio, Fun der Heïm, Zkeïnes...).

Des personnalités tout aussi puissantes se dégagent dans la prose yiddish: David Bergelson avec ses romans et ses nouvelles qui procèdent tantôt par petites touches impressionnistes, tantôt par grandes fresques réalistes; Der Nister, dont les contes symbolistes et fantastiques déroutent par leur mystère et par leur effet d’envoûtement. Cette culture fut bâillonnée par le stalinisme, ses créateurs déportés, exterminés, les uns à la fin des années 1930 (Izi Kharik, Moshé Kulbak), les autres en 1952. 

Extrait de l'Encyclopédie Universalis