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La Pologne et les pays
limitrophes
La guerre de 1914-1918 avait ruiné, déraciné, paupérisé la majeure partie de la population juive. Dans les années qui suivirent lindépendance, la misère et lantisémitisme croissants contraignirent de nombreux journalistes, écrivains et poètes à sexiler. Ceux qui restaient déployèrent une activité dautant plus grande et réussirent à faire de la Pologne un des centres les plus créateurs dans le domaine de la culture yiddish. Des maisons dédition, une presse quotidienne et périodique (plus de mille titres pour cette période) se développèrent, un système scolaire ramifié vit le jour, des instituts de recherche juives se créèrent (le Yivo).
La poésie va de la simple expression lyrique dune sensibilité particulière à lexpérimentation intellectuelle moderniste et hermétique, souvent dun symbolisme très riche, aux images et à la composition audacieuses. Zeïtlin, tout en combattant lexpressionnisme, lui emprunte de nombreuses techniques pour les mettre au service dune inspiration mystique aux accents puissants. Luvre dItzik Manguer réussit à transposer des personnages du Pentateuque, du Midrash, du Rouleau dEsther, dans le shtetl dEurope orientale, leur prêtant les gestes, les actes, la vision du monde et surtout le parler savoureux des petits artisans impécunieux qui peuplaient ce milieu (Medresh Itzik, Khumesh un meguile lider). Dautres poèmes, souvent des ballades, dinspiration symboliste expriment sa révolte de «mauvais garçon», son aspiration à la sainteté dun Baal Shem Tov, à lharmonie avec lUnivers, à une sérénité que la couleur bleue incarne pour lui. Eliezer Steinberg écrit alors ses meilleures fables, puisant à la fois aux sources spécifiquement juives et aux sources classiques quil adapte au milieu qui est le sien. Dautres poètes de talent apportent à la littérature yiddish mondiale une contribution qui est loin dêtre négligeable. I.Shtern dont la sensibilité panthéiste sexprimait dans une technique expressionniste, B.Shnaper, lyrique et révolté, victimes du nazisme, ne purent donner toute leur mesure. Ceux qui parvinrent à séchapper continuèrent leur uvre en U.R.S.S., en Europe occidentale ou en Amérique (Y.Emiot, B.Heller, M.Shoulshtein, M.Waldman). Trois femmes enrichirent cette poésie dune tonalité particulière: Kadia Molodowska avec ses poèmes pour enfants, Reïzl Zekhlinski avec ses vers brefs aux visions fulgurantes et Myriam Ulinover qui sinspire des Tkhinès dans ses deux recueils (Maïn bobes oïtzer: Le Trésor de ma grand-mère, et Shabès). Des écoles littéraires apparaissent à Vilno (Yung Vilné, avec H.Glick, H.Gradé, A.Kaczerguinski, A.Sutzkever, E.Vogler, L.Wolf...) et à Lodz (Yung Yiddish, dont les membres se regroupent autour de Broderson et de Adler).
Mais ce fut Varsovie qui fut le centre de la création littéraire en yiddish. Le siège de son association décrivains «Tlomatzké Draïtzn» (le 13 de la rue Tlomacka) devint un véritable pôle dattraction. À un moment ou à un autre, on pouvait y rencontrer chacun des poètes mentionnés, des journalistes et des prosateurs. Parmi ces derniers, les aînés étaient des romanciers réalistes comme Nomberg, Segalowitch, I.J.Trunk, Schneour, qui se sont attachés à dépeindre la vie des couches populaires, leurs tribulations et leurs luttes pour survivre, sentant, peut-être, que ce monde était voué à la disparition. Les plus jeunes, comme Burstein, Grin, Horontchik, Kaganowski, I.J.Singer, I.Bashevis Singer, A.Katzizné, transformèrent ces tendances réalistes en y introduisant soit des éléments naturalistes soit des éléments fantastiques et en élargissant la thématique à des aspects de la vie juive quils découvrirent plus tard dans leurs nouveaux pays dinsertion.
La Seconde Guerre mondiale anéantit la littérature yiddish en Pologne et dans le reste de lEurope de lEst. Des écrits nous sont parvenus des ghettos et des camps de concentration, comme Dos lid fun oïsgehargetn yidishn folk (Le Chant du peuple juif assassiné) de Itzhok Katzenelson qui retrouve les accents des prophètes de la Bible pour parler de cette vallée dossements qui nest pas promise à la résurrection.
Les exécutions de lère stalinienne détruisirent lun des centres les plus florissants de cette littérature. Et seule la dispersion du peuple juif permit sa survie et la perpétuation de sa littérature. Elle survécut aux États-Unis, en Amérique du Sud (en particulier en Argentine), en Europe de lOuest, à Paris notamment qui, dès la fin du XIXe siècle, était devenu une plaque tournante pour les migrations juives et pour la culture yiddish.
Dans la période de lentre-deux-guerres, la vie sociale et culturelle de la communauté sy était organisée: landsmanshaftn (associations doriginaires), presse (entre 1929 et 1939, 127 journaux et périodiques, parfois éphémères, furent publiés), théâtres, partis politiques. Ces activités furent reprises après la guerre, malgré les persécutions du régime de Vichy et lextermination.
La littérature yiddish présentait en France, comme partout ailleurs, une grande diversité de genres. La presse restant un moyen dexpression privilégié, elle produisit une abondance dessais: politiques (L.Leneman), socio-culturels (L. Domankievitch), de critique littéraire (M.Litvine, L.Berger), de critique dart (B.Frenkel), dérudition (J.Bernfeld, N.Gruss), dhistoire (M.Borwicz). La prose littéraire (romans, nouvelles) a eu quelque mal à sacclimater à Paris. Par manque de temps pour pousser des racines profondes dans cette terre, elle continua pour lessentiel à tirer son inspiration de lEurope de lEst. Elle parvint néanmoins à intégrer des éléments à la fois formels et thématiques empruntés à son nouveau pays dinsertion (M Dluznovsky, A.Veïtz, W.Wiewiorka, O.Warszawski, B.Shlevin avec Les Juifs de Belleville, E Kaganowski et plus récemment Menuha Ram). Le théâtre, phénomène sociologique autant que littéraire, inspira de rares auteurs yiddish en France (H.Slovès: Baruh dAmsterdam...).
Par contre, la poésie yiddish trouva à Paris un terrain favorable. Moins tributaire pour son inspiration de lenracinement dans un milieu social, peut-être même stimulée par les modes dêtre éphémères et par latmosphère de Paris, ville mythe pour les créateurs du monde entier et plus particulièrement pour ceux dEurope de lEst, elle suscita une pléiade de poétesses (P.Halter, T.Zisman, R.Kope...) et de poètes (E.Vogler, M.Waldman, L.Eichenrand, M.Shulshtein...). Elle reste encore maintenant le centre de création yiddish le plus important dEurope: une presse (sept publications différentes), la plus grande bibliothèque yiddish dEurope (la bibliothèque Medem), un renouveau dintérêt pour la langue et la culture yiddish dans le cadre universitaire et extra-universitaire et la présence notable de journalistes, dessayistes, de prosateurs et de poètes.
La littérature yiddish survécut également en Israël. Sur cette terre, elle arriva avec les premiers pionniers. Le mérite en revient en particulier à des poètes comme Yosef Papiernikov ou comme U.Z.Grinberg qui continua à écrire non seulement en hébreu mais aussi en yiddish. Après la guerre, la littérature yiddish, surtout sa poésie, y connut une véritable renaissance.
Le groupe Yung Isroel (Jeune Israël) se réunit autour de la revue Di goldene Keyt (La Chaîne dor), animé par Avrom Sutzkever, un des plus prestigieux poètes yiddish contemporains. Fixé en Israël depuis 1947, rescapé du ghetto de Vilno, il réussit à créer une synthèse poétique, chantant lanéantissement et la renaissance du peuple juif (La Forteresse, La Rue juive, La Ville secrète, Ode à la colombe, Dans le Sinai, Terre spirituelle...).
La littérature yiddish est une littérature paradoxale: elle se présente comme une dans sa diversité et son éparpillement. Elle naît dun acte de rébellion contre la tradition tout en intégrant celle-ci. Elle se perçoit comme ayant une mission à remplir, elle est donc militante par essence, quelles que soient ses formes (ce qui ne signifie nullement inféodée à une idéologie), car elle doit lutter pour se créer comme pour survivre. Pour des raisons historiques, elle est hantée par le sens du destin national et collectif du groupe: ce qui exclut demblée le luxe de lart pour lart et suppose que léthique et lesthétique ne peuvent être dissociées. Paradoxale, enfin, elle lest par sa vitalité face à lanéantissement et à la diminution de son lectorat.
Le théâtre yiddish doit être examiné sous son double aspect: comme théâtre de répertoire et comme phénomène social, déterminé par des circonstances historiques particulières, liées aux sociétés dinsertion (mesures discriminatoires, interdictions, précarité économique et géographique) et à la société juive (rapports à la tradition judaïque, interdictions rabbiniques, migrations). Pour naître et se développer, il dut trouver les formes susceptibles de répondre à cette double emprise. Il le fit en trois étapes principales: la période médiévale, dont les caractéristiques se firent sentir jusquà la fin du XVIIIe siècle, sa diversification au cours du XIXe siècle, jusquà lémergence du théâtre yiddish moderne à partir de cette période, correspondant à la sécularisation de la société juive, à léclosion de la littérature yiddish et à la multiplication des centres dimplantation des communautés.
De la période médiévale à la fin du XVIIIe siècle
La période médiévale va fixer le canon du théâtre yiddish: dune part, on voit naître la langue même le yiddish dans laquelle ce théâtre est appelé à se développer; dautre part, on assiste à lapparition dans les sociétés chrétiennes du personnel théâtral (troubadours, trouvères, bateleurs...), dun répertoire (mystères, moralités...), et de formes dexpression telles que le carnaval et, plus tard, la commedia dellarte. Le théâtre yiddish sera influencé par ces formes dexpression, mais représentera aussi une réaction à limage quelles offrent du juif et à son exclusion en tant que personne du monde du spectacle (même sil existait des compagnies ou des acteurs juifs dans certaines cours, comme celles de lItalie du XVIe siècle). En même temps que des troupes chrétiennes sillonnent lEurope, se fondent des compagnies juives qui établissent leurs propres itinéraires en fonction de leur auditoire potentiel: les communautés juives pour lesquelles elles vont élaborer un répertoire et des personnages appropriés quelles présentent lors de cérémonies familiales ou en public.
La fête de Purim liée à la délivrance des juifs de lempire perse au temps dAssuérus, telle quelle se trouve rapportée dans le rouleau dEsther (Megilath Esther) va jouer un rôle primordial dans la naissance du théâtre yiddish. Cette célébration, qui se situe le 14 adar (février-mars), invite à la transgression et aux jeux sur lidentité, doù linversion des hiérarchies sociales et lusage répandu des masques. Là se trouve la matrice même du théâtre yiddish: le purimshpil. Le répertoire comporte au départ la représentation du rouleau dEsther (avec des variantes) par un ou plusieurs acteurs (amateurs ou professionnels déguisés ou masqués). À cause des interdits rabbiniques, probablement, les fragments les plus anciens dont nous disposons remontent au début du XVIe siècle. Le premier texte complet qui nous soit parvenu est lAhashveresh-shpil de 1697. Par la suite, le répertoire des purimshpiln se diversifia pour inclure dautres épisodes bibliques (La Vente de Joseph, David et Goliath, XVIIIe siècle, Le Sacrifice dIsaac, Hannah et Perminah, La Sagesse de Salomon, XIXe et XXe siècle). Si le purimshpil offre des variantes et improvisations dans son contenu et son texte, par contre, sa structure demeure fixe. Elle comporte trois moments: le prologue (bénédiction des spectateurs, résumé de la pièce, présentation des acteurs); laction, qui raconte le rouleau dEsther ou un autre épisode de la Bible; enfin, lépilogue (nouvelles bénédictions et demande codifiée et rimée de récompense). Les purimshpiler (étudiants des yeshivoth, apprentis, artisans, mendiants ou acteurs professionnels souvent en compétition) incarnent un certain nombre de personnages types issus de la tradition qui sapparentent par bien des aspects à ceux de la commedia dellarte: le letz ou marshalik meneur de jeu , le loïfer et le païatz respectivement messager et clown. Viennent se mêler à eux les héros de lhistoire représentée et des caricatures des membres de la communauté, surtout des notables. Des éléments comiques, des obscénités, des allusions érotiques truffent la représentation. Le jeu est à la fois déclamatoire, excessif dans la gestuelle et agrémenté dinterludes dansés, chantés et musicaux.
Extrait de l'Encyclopédie Universalis